Acceso © Sergio Armstrong

Acceso © Sergio Armstrong

Cinéaste déjà accompli, le Chilien Pablo Larrain présentait ce lundi 25 avril au Théâtre de la Manufacture une autre facette de son travail, moins connue, celle de metteur en scène et de dramaturge. Pour sa toute première mise en scène de théâtre, il recrée le personnage de son dernier film, El Club (Prix du Jury à la Berlinale 2015) : Sandokan, le vendeur ambulant, dont l’apparition venait remuer le passé trouble de prêtres que l’église avait tranquillement reclus dans une maison en bord de mer. Son Acceso, qui s’inscrit dans la continuité directe de son oeuvre cinématographique, nous plonge une nouvelle fois dans les méandres d’un pays qui n’a pas encore fini de panser les blessures que lui a infligé l’Histoire.

« 2000 Pesos »

Cette fois, Sandokan vend sa camelote dans un bus urbain de Santiago, et c’est nous, passagers, qu’il confronte. Au plus près des spectateurs — dont une partie sont placés pour l’occasion en deux rangées à même le plateau — il dégaine les articles de sa besace les uns après les autres et s’efforce de nous convaincre de l’utilité d’un kit de manucure, d’un vieux manuel de physique ou d’une paire de semelles orthopédiques, avec une pugnacité qui touche presque à l’instinct de survie. C’est la vie de Sandokan, exclu de facto de la société, qui vend ses effets personnels pour quelques pesos, pas seulement pour manger, mais aussi pour essayer de se mettre à notre niveau, de s’extirper de sa caste sociale : pour avoir accès à la nôtre.

Avec chaque babiole de Sandokan vient une histoire, un souvenir qui lui est lié, et chaque nouvel objet devient comme une porte s’ouvrant sur un pan de l’histoire d’un homme qui a souffert toutes les horreurs que peuvent entraîner la pauvreté extrême. Son enfance avec des parents violents, ses placements en centres sociaux où il a subi la cruauté de ses semblables et les abus sexuels des prêtres encadrants, la drogue et finalement la prostitution. Dans ses récits, chaque détail sordide nous est décrit par le menu, avec une précision graphique, et à travers les yeux de Sandokan, nous assistons — impuissants, médusés — à un viol permanent, mais pas uniquement celui d’un enfant : plutôt celui de toute une nation, ravagée par le paternalisme religieux et l’impérialisme économique qui ont mené à la dictature et à la corruption, à l’écrasement permanent des faibles et à leur marchandisation.

Théâtre de la cruauté

Seul devant un public stupéfait, Roberto Farías campe ici un personnage éblouissant de vérité et de sincérité crue. Hirsute, sale et dépenaillé, son Sandokan impose dès son entrée une présence incandescente, une flamme qui ne s’éteindra à aucun moment de l’heure que durera la représentation. Avec une force et une maîtrise déconcertantes, l’acteur délire comme un condamné ligoté sur son bûcher : il rit, pleure, chante, crache, éructe, et nous emmène petit à petit sur d’autres territoires, ceux d’un théâtre qui réveille nerfs et cœur, celui de la cruauté que les choses peuvent exercer contre nous, qui nous rappelle brutalement que nous ne sommes pas libres et que le ciel peut encore à chaque instant nous tomber sur la tête.

« Le théâtre est fait pour nous apprendre d’abord cela. (…) Tout ce qui est dans l’amour, dans le crime, dans la guerre, ou dans la folie, il faut que le théâtre nous le rende, s’il veut retrouver sa nécessité » disait encore Antonin Artaud, et cette citation ainsi que les précédentes résonnent devant Acceso d’un écho qu’on leur avait oublié. Et Sandokan, lui, que la guerre et les crimes des plus forts ont à jamais privé d’amour, semble en être la personnification.