Polyphonie berlinoise

Le Système pour devenir invisible

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Au théâtre de Belleville, Guillermo Pisani joue à nous perdre entre réel et fantasme dans une fiction berlinoise aux accents nostalgiques de musique underground et d’idéologies perdues.

Mia et Heiner reviennent d’un ancien squat transformé en boîte de nuit. Ils écoutent un vinyle de Kraftwerk. Il lui parle de la déperdition sonore dans les nouveaux systèmes de compression des fichiers. Elle est en voyage. Elle a laissé son mari dans la rue après une dispute. Elle ne se sent pas bien. Elle mange une part de spacecake. Ils font l’amour. Voilà ce que que l’on peut voir sur scène au début de cette pièce qui tisse sa trame simple et subtile, comme un bon film d’amour. Mais très vite les choses se complexifient. Un discours supplémentaire nous est proposé. Une actrice s’adresse à nous au micro. Elle semble avoir pris part à l’intrigue autrefois. Sa parole résonne comme celle d’un témoin du passé, quelqu’un qui raconte ce qui n’est pas visible. Mia est une activiste venue séduire Heiner, un hacker connu sous le nom de ”Doudou”, afin de lui dérober son système pour devenir invisible. Nous voilà contraint de bâtir notre propre récit à partir de ces deux sources : ce que l’on voit se dérouler, le drame ; ce qu’on nous raconte : le récit.

Action ou Vérité ? C’est ce que pose comme problématique centrale l’auteur metteur en scène argentin qui manie la superposition des plans et des discours avec une grande habileté. Musique, vidéo, langage, temporalité : tout est multiple et nous entraîne à questionner sans cesse ce que l’on perçoit. La pièce se déroule à Berlin, la moitié des personnages parlent en allemand et par un subtil système de surtitres intégrés à l’action (Heiner a inventé un décodeur universel), nous avons accès à la parole de tous. Mais qui nous dit que la traduction est correcte ? L’un des personnages est un performeur imitateur de personnalités du passé (dont une Nina Hagen complètement hallucinante), son discours est un mélange entre citations des personnes imitées et discours personnel. Cet entrelacement, nous sommes amené à le démêler, mais c’est aussi le lot des protagonistes qui doivent eux-mêmes dénouer le vrai du faux avant de passer à l’action. Mia, Markos, activistes sans idéologies, couple sans désir, empêchés dans un système où tout discours est brouillé, où toute oppression est diluée dans l’espace et le temps, et où toute conviction naît du récit et non de la vérité. Seul Heiner semble être encore en résistance et acteur de sa libération, il est sur le point de devenir invisible.