Mourir d’ennui

En attendant Godot

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Avant même d’attendre la venue de Godot, il y a d’abord, pour le spectateur averti, l’attente d’En attendant Godot : que va – que peut – proposer une nième adaptation de la pièce ? Comment renouveler l’interprétation d’un texte dont les didascalies ont été détaillées à l’extrême par Beckett ? Yann-Joël Collin et sa compagnie La Nuit surprise par le jour s’en sortent plutôt bien. En ces temps de plein-emploi et de prospérité économique, on ne peut que reconnaître l’actualité d’une pièce dont les principaux protagonistes sont des « clochards célestes ». Pourtant, le propos se veut bien moins social que philosophique.

Du décor installé sous nos yeux aux éclairages littéralement « faits main » à la lampe torche, jusqu’aux incursions répétées des comédiens dans la salle, tous les stratagèmes convergent vers le même but : abolir la limite entre la scène et le parterre. Ce n’est donc pas un hasard si, à plusieurs reprises, le duo enjoué de Didi et Gogo (Yann-Joël Collin et Cyril Bothorel) vient s’asseoir au premier rang et singer notre posture. Pour une fois, il ne s’agit pas d’interroger le public sur l’illusion et les conventions théâtrales, d’en démonter les ficelles, mais plutôt de signifier que tout peut être spectacle, dès lors qu’on dispose du loisir et du temps pour regarder. Mais alors, que vient-on regarder au théâtre ? Notre divertissement. Ou, plus particulièrement chez Beckett, notre tentative désespérée de nous divertir. Car s’ils sont comme nous, alors nous sommes comme eux. Le dispositif fait de nous des Didi et des Gogo, des pantins qui attendent aussi en vain le dieu Godot. Gogo, Pozzo, Lucky and co. : la mise en abyme nous fait porter le même chapeau et nous rappelle que tous, acteurs ou spectateurs, nous jouons des rôles pour tromper notre ennui. « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre » écrivait Pascal dans ses Pensées. C’est bien à cette expérience (méta)physique que nous confronte la salle intimiste du théâtre de Belleville : sur la scène vide comme un miroir, la tentative des personnages de se raccrocher au moindre rameau, à la moindre racine de carotte, devient nôtre. « A cet endroit, en ce moment, l’humanité c’est nous », s’exclame justement Didi.

Un ange passe. Le silence pèse et s’étire, autant que la mastication de Gogo quand il croque sa carotte… Le pari est réussi : on éprouve dans les membres la lourdeur de la répétition et de l’ennui, que vient secouer de temps à autre un fou rire – mais l’attente qui s’ensuit n’en est que plus mortelle… Selon notre condition d’homme, quoi de plus naturel ?