Revenir sur son geste

L'avenir dure longtemps

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À l’origine, un fait d’hiver atroce, conclu par un non-lieu. Un acte qui échappe à son auteur, le philosophe marxiste Althusser qui, par l’écriture de ce texte, tente de comprendre ce qui l’a amené à presser plus fort ses doigts sur le cou de sa femme, au point d’y constater, surpris, entre sa bouche et ses dents, « un petit bout de langue » qui annonçait l’irréparable. Le texte est foudroyant. On retient son souffle devant cette tentative de réappropriation de soi d’un homme fauché par la folie. Le meurtre devient inconséquent, créant par-là un passionnant renversement. La présence d’Angelo Bison est d’une intensité totale, sa présence physique, à la fois longiligne et compacte, donne à voir un être étranglé par ses nerfs − il faut voir l’acteur écarquiller les yeux, comme si, en se libérant de leur cavités, ceux-ci cherchaient à fuir pour retrouver et re-garder (garder encore) Hélène. Jamais l’acteur ne cède au geste de trop, ni à la tentation de surjouer la folie − risque inhérent à toute partition de ce genre, puisque celle-ci crée sa propre norme. Jamais il ne mime quoi que ce soit : l’effroi du texte semble le traverser tout entier. Un tabouret, derrière l’acteur, un drap blanc dissimulant partiellement un écran sur lequel sont projetées des images de vie quotidienne. Un ciel de novembre, des toits parisiens, des branches d’arbres. Le drap blanc, peut-être celui de l’institution psychiatrique, peut-être l’effet d’opacité de la folie, la tâche aveugle qu’est le meurtre d’Hélène pour Louis, qui, dit-il, n’est pas cause de culpabilité − il ne s’y reconnaît pas − mais d’une infinie souffrance. Un drap blanc comme ce qui recouvre un homme que la déraison a fait disparaître de la vie : c’est ainsi qu’Althusser se décrit, « disparu », tentant de retracer le parcours de cette absence, évoquant son enfance et les difficultés à vivre qu’elle déchaînera, racontant la découverte d’Hélène, la veste mal coupée de la rencontre, leurs modalités amoureuses complexes et conflictuelles. À la suite de cette tragédie, les pires équations furent faites : marxisme synonyme de meurtre, philosophie de folie. Ce texte amène à découvrir l’homme délesté des oripeaux du philosophe, à travers l’intimité de sa relation à sa femme, au cœur de leur folie commune qui marquerait la « clôture de leur enfer ». Il est passionnant d’entendre un être réfléchir à ses propres divisions. La voix d’Angelo Bison se module en fonction des interrogations qui assaillent l’auteur. C’est une magistrale alliance de texte et de parole, que vient compléter la présence du corps de l’acteur, étrangement calme et fluide, comme cette légère pression des doigts qui échappa au philosophe. On se surprend à le défausser de son geste. C’est glaçant.