Le songe d’une nuit d’Ibère

Romances inciertos, un autre Orlando

Par Stéphane Héliot

Aux esprits chagrins qui reprocheront à la sélection d’Olivier Py de ne pas compter suffisamment de « créations » authentiques, il faut recommander chaleureusement les « Romances inciertos ». Car il s’agit bien ici de création, de celles qui façonnent si bien un univers particulier et cohérent qu’il nous semble l’avoir toujours connu – alors qu’il mélange en fait les lieux et les époques, théorbe et bandonéon, cabaret, flamenco, jota et danse contemporaine, dans une synthèse de l’Espagne éternelle où Chaignaud excelle tour à tour en doncella guerrera, demoiselle travestie en conquistador vulnérable, aux mouvements d’automate corsetés par son armure de carton ; en archange saint Michel monté sur échasses, qui emprunte à la corrida la splendeur de ses tissus dorés, sa brutalité guindée et surtout son rituel de mise à mort, dans une descente de Croix déchirante ; enfin en gitane andalouse tourmentée… Dans cette Espagne idéale, sombre et fière, marquée par le poids des règles et la contrainte sur les corps, Chaignaud chante et danse gravement la complainte de personnages fragiles, à la fois pleinement incarnés et aériens comme des spectres, tant par moments il semble qu’un coup de vent sur le cloître des Célestins pourrait renvoyer au néant ces figures de théâtre d’ombres. C’est peut-être la solitude que l’on retient le mieux, celle du prisonnier dans ces armures somptueuses, de cet espace délimité par les musiciens – et lorsque l’une des apparitions en sort pour effleurer le public, c’est pour mieux souligner la distance qui nous sépare de ce fantôme en souffrance, mains crispées trop grandes et voix tremblante. C’est beau et terrible, on croirait voir des mythes qui souffrent comme des hommes.