Poème visuel sous l’oeil de la Camarde, par le Théâtre Dromesko

Le dur désir de durer

“Le dur désir de durer” du Théâtre Dromesko (c) Fanny Gonin

Le Théâtre Dromesko revient au Monfort (jusqu’au 17 février) avec une « suite en avant » à son précédent spectacle, « Le Jour du Grand Jour ». Intitulé cette fois « Le dur désir de durer », par emprunt à Elluard et Breton, sous-titré « Après-demain, demain sera hier », il propose de reprendre la procession là où on l’avait laissée, pour creuser encore le vertige d’être spectateur de vies qui passent, inexorablement, sur le plancher de la baraque, encaissé entre les deux gradins qui se font face.

Le spectacle s’ouvre ainsi sur un tableau magnifique, qui reprend la musique du final du précédent. Un paso sorti tout droit de la Semana santa de Séville, surmonté par une Vierge naine drapée d’ors et de velours trônant au milieu des candélabres et des crânes humains, exhalant ses parfums d’encens, entre porté sur les épaules de ses costaleros. Instant solennel, magnifique, saisissant. Puis, comme d’évidence, tout se dérègle : les costaleros sortent de sous le paso, et se révèlent être des créatures mutantes, faites uniquement de jambes, qui se mettent à danser et à faire des bonds de cabris, tandis que la Vierge processuelle, abandonnée dans un coin, chante dans un petit mégaphone doré pour les accompagner. Sens de la composition visuelle, poésie surréaliste, engagement du corps et du mouvement au service de l’émotion : dans ce premier tableau se concentre une grande partie de ce qui fait le génie des Dromesko.

Par la suite, on assistera à un défilé mêlant personnages bien ordinaires et créatures incroyables, symboles empreints de solennité et humour potache – on aura une vue privilégiée sur les fesses d’Igor et de Lily – globalement équilibrés, et, évidemment, les compagnons à poils et à plumes de la compagnie viendront faire leur tour de piste, sans, d’ailleurs, que l’on soit toujours convaincu que cela réponde à la moindre nécessité dramatique, cochon et poney faisant une apparition aussi brève qu’artificielle. L’apparition de Charles, le marabout, en revanche, sidérera l’assistance.

Dans cet espace en couloir, traversé de saynètes prises comme des clichés, qui laissent à l’imagination d’écrire un avant, et, surtout, d’imaginer un après, on n’évolue que dans un sens. Métaphore du passage du temps et de la vie, la progression ne peut se faire que vers l’inéluctable sortie, moins bouche des Enfers qu’antichambre bien sage. Mais antichambre de quoi ? Cette langue de parquet, c’est un Achéron à franchir, mais sous la gouverne d’un Charon bienveillant, qui laisse passer tous ceux qui se présentent, la seule obole à verser étant celle d’offrir ses derniers gestes, ses dernières pensées, le témoignage terminal et incomplet de sa vie, aux yeux scrutateurs des spectateurs. Que les voyageurs s’attardent ou tentent de faire demi-tour, et des vents surnaturels se lèvent – géniale invention scénique – pour les balayer vers la sortie.

“Le dur désir de durer” du Théâtre Dromesko (c) Fanny Gonin

La musique roule, puissante ou nuancée, entre orchestre et fanfare d’une part, violoncelle de l’autre. Toujours, elle sert l’émotion, avec justesse, même et surtout quand la Camarde, représentée comme un torero ayant fusionné avec un taureau, la faux à la main, vient confier ses doutes et ses peines en chantonnant le refrain de « Tous les garçons et les filles » de Françoise Hardy. Elle a l’air bien seule, la Mort. Evidemment, puisqu’on est chez les Dromesko, il y a forcément un peu de musique tzigane, il y a des airs d’accordéon et des flamencos, et ce support musical, bouillonnant, émouvant, constitue comme l’épine dorsale souple mais solide des propositions visuelles. Evidemment, aussi, la danse prend une place importante, et la présence et l’intensité de Violetta Todo-Gonzalez font mouche, comme toujours.

Au soutien de ce qui se construit, physiquement, au plateau, Guillaume Durieux apporte, en plus de son jeu, un texte qui essaie de ne pas détonner avec la poésie des propositions visuelles et musicales. Il y réussit globalement fort bien : dans la plaidoirie d’un jeune père, tentant de négocier avec la main invisible de la Mort qui l’emmène loin de son enfant, il arrive même à avoir des accents d’Hanokh Levin. Dans ce spectacle peu bavard, il apporte une parole sensible et intelligente.

Pourtant, cet ultime (?) spectacle des Dromesko, on le goûte moins que « Le Jour du Grand Jour ». Quelques séquences un peu trop longues peut-être, ainsi que des tableaux inégaux, laissent parfois retomber la tension dramatique, et désamorcent l’atmosphère. Il y a, globalement, moins de poésie, moins de trouvailles visuelles, que dans le premier volet du diptyque. Surtout, c’est un spectacle sur le passage, et sur ce qui attend inéluctablement au bout de la traversée, qui ne donne pas le sentiment de l’urgence : ce n’est pas que l’on soit obligé de traiter le sujet de notre destin mortel sur un mode tragique ou pathétique, mais en l’absence de toute crainte révérencielle, de toute angoisse, on perd contact avec ce qui fait l’âme même du théâtre.

Evidemment, cela reste un spectacle très recommandable, traversé de très beaux moments. On se demande, en sortant du banquet final, si les Dromesko avaient connaissance en préparant leur spectacle de ce poème d’Eluard, justement, in « Le dur désir de durer », intitulé « Notre mouvement » :

“Nous vivons dans l’oubli de nos métamorphoses
Le jour est paresseux mais la nuit est active
Un bol d’air à midi la nuit le filtre et l’use
La nuit ne laisse pas de poussière sur nous

Mais cet écho qui roule tout le long du jour
Cet écho hors du temps d’angoisse ou de caresses
Cet enchaînement brut des mondes insipides
Et des mondes sensibles son soleil est double

Sommes-nous près ou loin de notre conscience
Où sont nos bornes nos racines notre but”