Robert Frank, ou la présence hors cadre

Sidelines

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Cette année, les Rencontres d’Arles célèbrent le soixantième anniversaire de la publication des « Américains », le livre culte de Robert Frank publié pour la première fois à Paris, chez Delpire. L’œuvre avait fait scandale. De quel droit ce jeune photographe suisse montrait-il des images aussi triviales de l’Amérique ? En effet, c’est d’abord le peuple, sa pluralité et son ordinaire dont Frank rend compte, lui qui, comme le Jack Kerouac d’« On the Road », a sillonné les routes du désert américain. Drapeau étoilé, berlines et avenues célèbres, mais aussi Indiens, blancs et noirs, manifestations et tensions larvées, à l’image de ce couple noir, surpris dans un parc qui surplombe San Francisco. Parfois, le cadre se resserre sur des portraits lointains d’hommes en action, tel ce mystérieux cow-boy de New York, penché sur sa chemise.

Présence

Surtout, ce qui fait des « Américains » un livre unique dans l’histoire de la photographie, c’est la hardiesse des prises : au fil des miles, Robert Frank s’est affranchi des règles académiques pour donner libre cours à sa subjectivité. Une scène, un mouvement sont saisis sur le vif ; les personnages bougent sur des fonds nébuleux. On dirait que le cadre de la photo a disparu, que la rue s’est ouverte, et que nous baignons dans cette atmosphère, cette rue, avec les êtres qui la vivent et la traversent. Émotions. Les lignes s’écartent, les visages se diluent – on pourrait presque y placarder le nôtre.

Tout comme il se méfie de « ces fameuses histoires avec un début et une fin » dictées par « Life Magazine », Robert Frank fait des images qui n’ont ni début ni fin – mais un milieu, au grain trouble. Elles déplient l’instant comme un mouchoir, et montrent ce qui se joue dedans. Le résultat ? Une présence. Qui envahit même ces chaises vides aux Tuileries ou ce salon de coiffure désert, en Caroline du Sud ; tendue devant l’objectif, la moustiquaire semble épaissir l’espace. Le siège te tourne le dos ou te regarde – plus besoin d’être occupé pour dire la présence. Pas de règle, une seule règle : montrer ce qui est là, non pas le détail drôle ou incongru, mais l’essentiel.

En marge

À sa réception en 1958, « Les Américains » soulevaient la question : que voit un étranger, un Suisse, parmi nous ? Aujourd’hui, l’expo dit aussi : quel miroir nous tend cet étranger, que nous soyons Américains ou non ? Robert Frank nous tend des miroirs faux, des trompe-l’œil, comme en attestent son goût pour les vitrines, ou, dès ses photos de jeunesse, ses jeux avec les reflets sur les casques de la garde d’Hundwil. Déjà se manifestait le désir de montrer ce qui se trame hors champ – de dire que quelque chose s’y trame – et tout spécialement : les relations entre les gens. La vitrine – celle des manifestations officielles ou des magasins de la 5e avenue – jouxte toujours le réel. Voilà l’un des paradoxes de « Sidelines » : au lieu de fermer, le cadre ouvre. Ce qui compte déborde.

« Sidelines » : ce qui est sur la touche, en marge, devient sujet discret de l’image. Rien à voir avec la distance frontale ou ironique que revêtent certains portraits d’Ethan Levitas, ou, à l’étage de l’espace Van Gogh, les images franches et denses de Raymond Depardon. Souvent, les personnages regardent ailleurs, la pupille flottante, ou fixée vers un hors champ qui nous capte. Pluralité des mondes et des directions, à l’ombre du spectacle.