Extension du domaine du conte

Blanche-Neige, histoire d'un prince

© Venkat Damara

Que fait le contemporain au conte, sinon l’affecter dangereusement ? Il faut imaginer, dans « Blanche-Neige », le réchauffement climatique qui, rendant poreuses les histoires, fait intervenir d’autres imaginaires (« Les 101 Dalmatiens », « La Chèvre de M. Seguin »). Il faut imaginer la suite du récit : le prince (qui devient le personnage principal) est vieux, et la princesse ne cesse de grandir. Il faut enfin concevoir l’exploitation du trop-de-nains, qui, à force d’exploiter eux-mêmes la forêt, ont fini par dessécher les ressources naturelles : il ne reste plus que des « montagnes aplaties » qui désolent le « chasseur-cueilleur » princier dans une veine simili-écologique. Ils sont tous prisonniers d’un temps morbide aux enjeux fatigués : chaque action a le goût de l’ultime avant la mort, et le cosmos s’est radicalement obombré. De même, les genres s’indifférencient (plus qu’ils ne s’échangent), chaque personnage habitant une zone identitairement incertaine : le prince est femme, Blanche-Neige est homme, et le Souillon aux longs cheveux jaunes semble écartelé entre les deux… C’est ainsi que Raskine œuvre à un hyperdécalage du conte, brouillant l’ensemble des frontières qui le cadrent traditionnellement, afin d’élaborer une production qui marche en accord critique avec notre temps.

Il est dommage que le spectacle n’explore pas plus les idées qu’il sous-tend : l’univers reste mi-glauque, l’intertexte est parcimonieux, la réflexion environnementale est légèrement didactique. Seul brille l’effacement des genres à travers l’extension spatio-temporelle du conte : comme s’il avait vivoté tout seul des dizaines d’années durant. Comme une infâme et mauvaise herbe, il se serait étendu à foison jusqu’à emplir le cosmos dans lequel il avait pourtant pris pied. Il empoisonnerait paradoxalement l’univers, empêchant les peuples à sa racine de s’émanciper par-delà le prince. Il est à la fois démiurge et prisonnier de lui-même : ainsi, les personnages du conte n’arrivent plus à se démêler de leur omnipotence (Blanche-Neige qui grandit à outrance)… De sorte qu’ils n’ont plus qu’à s’enfermer à l’intérieur du monde qu’ils dominaient pourtant : voilà bien peu de bonheur pour des figures fantastiques. À condition qu’en soient désignées les intentions encore un peu vertes au plateau, ce « Blanche-Neige » promet donc une réelle réflexion autour du pourrissement poétique des fables.