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Tel un objet stellaire non identifié, le piano à queue suspendu d’Alain Roche fend l’opacité de la nuit : il est 5 h, l’obscurité est voluptueusement totale, et le ciel étoilé au-dessus de nos têtes propice aux mirages. Se forme alors la vision hallucinée d’un piano en lévitation, renversé à la verticale, accompagné de son musicien flottant, duo aérien naviguant dans le vide, qui répand dans l’espace des volutes de notes. C’est l’heure où les sons semblent intacts, où l’on se surprend à croire que le ballet du monde n’existe que pour soi (pauvres existences diurnes). Alain Roche et son piano forment un nouvel oiseau qu’on observe médusé, installé en contrebas, bercé par une mélodie délicate et épique. Splendide illusion de renversement : c’est à mesure que l’artiste joue que le jour semble se lever, l’aube mise au diapason du piano. La nature n’imite pas à proprement parler l’art (trop de subordination dans cet adage, loin de l’harmonie de la performance) : elle suit plutôt ici la respiration -première – de celui-ci. Parce que le piano s’envole, et s’éloigne, des casques audio distribués permettent d’entendre, au plus proche, la mélodie jouée. Or c’est en retirant ceux-ci que l’émotion est la plus forte : lorsque la nuit, l’aube, les premiers chants d’oiseaux, entrent en écho avec les notes, lorsque la mélodie jouée, tantôt propulsée dans l’immensité du ciel, tantôt murmurée dans l’intimité de la nuit, dialogue avec le cosmos. Cosmos à la fois naturel – les éléments physiques – et artificiel -la performance se déroule sur une scène de chantier, comme un décor en contrepoint : grues, containers, machines, vrombissements discontinus. Rien pourtant n’évoque ici le heurt. Les spectres de l’utile et de la beauté, la grue et le piano, semblent attachés – liés matériellement par de puissantes poulies, comme symboliquement – une amitié du piano et de la grue. Sacha Guitry disait que le silence qui suivait les compositions de Mozart lui appartenait : nul doute que l’aurore qui succède à celle d’Alain Roche est la sienne.