Bonne nuit drame

Les Innocents, Moi et l'inconnue au bord de la route départementale

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En 1999, une route invisible circulait entre les escales capricieuses d’un certain « Voyage au pays sonore. » Dans le nouveau « spectacle en quatre saisons » de Peter Handke et Alain Françon, elle apparaît cette fois comme un « rêve éveillé. »

Ce poème dramatique, ébauché par « un crayon de charpentier sans mine », chemine parmi les fantômes de l’auteur autrichien : le chœur masqué de « Par les villages » devenu un octuor « d’innocents », le Moi dialogique de « Toujours la tempête », la mélancolie des énigmes et de l’épique du « Drame des questions. » Le « vieux gardien » campé par Gilles Privat est un être « en alternance » dont la soif de « sensation vraie » s’accompagne d’une passion théâtrale. Ressusciter l’« épopée sans guerre » est une lubie mallarméenne qu’a retrouvée Handke après sa jeunesse outrageuse. Le dramaturge fait alors de cette hétérotopie départementale (polluée par les écrans et les confettis publicitaires) une autoroute des vacances où l’inconnue survient certains jours de chance, une arène donquichottesque où le « regard emplumé » se cogne au petit monde truqué, une aubette de visions pastorales et de petites nouvelles sombres dont le « serpent divin » pourrait bien s’échapper.

L’orfèvre Françon ne ternit pas sa légende. Le diorama que paysage Jacques Gabel et les saisons lumineuses de Joël Hourbeigt font sans conteste de cette chevauchée espiègle et nostalgique la plus belle aventure visuelle de notre saison théâtrale. Surtout quand les cieux se couvrent de noir et qu’une procession fantôme remonte la pente. La distribution, qu’elle soit bavarde ou quasi muette, est éblouissante. Dans sa finesse algébrique qui éclaire tous les enjeux contemporains du texte, la direction d’Alain Françon manque toutefois sa politique profonde. Celle dont Claude Régy s’est emparé avant lui. En effet, la « mathématique remplie d’âme » de Peter Handke ne supporte ni l’intelligence élocutoire, ni la virtuosité illustrative. C’est une souffleuse imprévisible, une marcheuse sans boussole qui inquiète la théâtralité.  L’orchestration picturale et la diction décidée (celle de Gilles Privat en particulier) replient trop souvent ces images qui serpentent et cette suggestivité refondatrice du langage que convoite la grande inconnue verbale (qui transparaît lorsque Dominique Valadié grimpe finalement sur le cabanon). Le poème de Handke devient alors ce qu’il redoute : une « piste de calcul » vaguement curieuse où les idées passéistes et parfois douteuses de son héros en quête d’ “innocence” nous parviennent trop lisiblement. Tandis que l’anti-théâtre, le drame en bonnet de nuit, reste tapi dans la lumière.