(c) Simon Gosselin

Exercice aussi amusant que périlleux que d’écrire sur un pièce qui dénonce avec verve et humour les jongleries courtisanes et autres veules manipulations des journalistes, et en particulier des critiques théâtraux. Pauline Bayle tire des 700 pages des “Illusions perdues” de Balzac un spectacle jouissif de plus de deux heures et demi, porté par l’énergie et la précision des comédiens, ces « hypocrites » par excellence qui endossent leurs différents rôles tandis que les personnages passent d’un masque et d’un genre à l’autre.

Nous plongeant dans la ruche parisienne du XIXe siècle, capitale de la modernité – de ses spectacles comme de ses vicissitudes – nous suivons l’ascension et la chute du jeune Lucien de Rubempré qui quitte son Angoulême natal pour partir à la conquête de la ville-monde à la mesure de son ambition. Le monde simple et frontal de sa province, traduit par la scénographie, se complexifie alors avec un plateau en quadrifrontal où chacun est scruté. Sa naïveté et pureté originaires se retrouveront bien vite entachées alors qu’il est entraîné dans le tourbillon des faux-semblants et jeux de pouvoir du monde de l’art. Déboires amoureux, trahisons, coups bas, les dettes s’accumulent alors que ces hautes aspirations virent à la peau de chagrin. Malgré les mises en garde, de poète plein de promesses il se retrouve journaliste duplice à la plume aiguisée, n’hésitant pas à frayer avec la malhonnêteté opportuniste pour arriver à ses fins…

Avec une économie de moyens et une efficacité qui ne se prive pas de poésie, Pauline Bayle donne à entendre une langue riche et gaillarde, s’amuse des codes de la théâtralité pour mieux mettre en évidence celle des tartuferies sociales, modernise par la musique et la silhouette sobre des costumes. Et le propos de Balzac garde toute son actualité : à mesure que les illusions se perdent, le spectacle ravive aussi des questionnements sur l’éthique de la critique : comment ne pas sombrer dans la mauvaise foi ou l’innocuité à mesure que l’on se retrouve soumis à des presse-ions diverses ? Comment résister à la corruption (des âmes, des cœurs, des portefeuilles, de la quête du prestige) ? Notamment quand un système de dettes interposées et autres petits services rendus entenaillent parfois plus ou moins consciemment, ou alors clairement par souci politique calculé, les uns et les autres.

Accepter une invitation pour un spectacle, n’est-ce pas déjà un premier lien de subordination ? Sans parler des éventuels annonceurs dans les pages des journaux, qui amoindrissent la liberté de la presse en générale, illustrant le propos de Lénine : peut-on manger la main qui nourrit ? Et, à mesure de la professionnalisation dans un milieu minuscule, on préférera passer son tour plutôt que de froisser une amitié.

Plus généralement, cela amène à définir le rôle de la critique elle-même, cette pratique du jugement que d’aucuns qualifieraient de bizarre, consistant à « écrire sur les œuvres des autres ». Dans un monde aux offres illimitées, la critique entend cadrer, guider, discriminer, donner des repères dans les arcanes théâtrales où l’on peut vite naviguer à vue, sans savoir où trop donner de la tête ni ou débourser son argent. Mais de quel droit ? Comment et pourquoi acquérir ce couperet permettant de scinder le bon du mauvais, avec morgue ? Critique de la critique, revenant dans la conversation circulaire avec certains artistes comme un serpent de mer…. On prêchera une certaine expertise, induite par l’expérience, et surtout que toute oeuvre rendue publique est un risque – cela fait partie du pacte de la représentation.

Exercice d’analyse, on pourrait voir aussi la critique non pas comme une prétention facile, balayant en quelques heures des pièces issues d’un travail de plusieurs mois ou sombrant dans la flatterie, mais comme un acte de générosité : je viens voir ton œuvre, je la considère, j’y réfléchis, je m’y plonge et je prolonge la conversation du comptoir… Je reste dans le sillage des mots et des images, cherchant à la raviver dans l’altérité. Tout cela n’était peut-être qu’une illusion, mais elle est tenace…