Hamlet, mes Simon Delétang (c) Jean Louis Fernandez

“Hamlet”, Simon Delétang (c) Jean Louis Fernandez

Pour sa programmation d’été, le Théâtre du Peuple propose jusqu’au 3 septembre trois déclinaisons autour d’une figure centrale du théâtre occidental : Hamlet. En plus de la pièce de Shakespeare, jouée l’après-midi, Simon Delétang a mis en scène « Hamlet-machine » de Heiner Müller, offrant ainsi sa déconstruction en regard du monument élisabéthain. Viennent compléter ce tableau trois représentations de « (HAMLET, à part) » de Loïc Corbery, composant un triptyque aussi flamboyant qu’inédit.

Le public est invité à considérer les deux spectacles que sont « Hamlet » et « Hamlet-machine » comme les deux temps d’un même geste artistique global. De fait, ils sont liés, au-delà de l’évidente filiation-opposition entre l’œuvre de Shakespeare et celle de Müller, par le dessein de leur metteur en scène et actuel directeur du Théâtre, qui confesse n’avoir monté la première que pour assouvir le rêve de monter la seconde. On ne peut pas nier qu’il y a là une belle prise de risque. Et on ne peut pas nier non plus que c’est une belle réussite, attestée par les tonnerres d’applaudissements qui ont salué la fin de « Hamlet-machine ».

Pour aboutir à ce résultat, qui suppose un certain lâcher-prise de la part des spectateurs qui doivent accepter que le texte de Heiner Müller leur reste en bonne partie hermétique, Simon Delétang multiplie les passerelles et les signes entre les deux spectacles. Au-delà du fait que la distribution est la même – ce qui implique qu’elle est majoritairement composée d’amateurs l’après-midi comme le soir – tout un vocabulaire symbolique permet de mettre en résonance les deux textes : crânes évidemment, mais aussi drapeaux marquant le deuil ou l’ardeur révolutionnaire, couteaux de boucher rappelant le meurtre, la faute et la fin d’un système. Autant de signes qui facilitent la réception de la pièce du dramaturge allemand, sans pour autant saboter la représentation de sa devancière élisabéthaine. Même si certains signes employés pendant la représentation de « Hamlet » ne s’éclairent finalement qu’en assistant à la représentation de « Hamlet-machine », cette progression par énigmes sémiologiques n’est pas gênante.

« Hamlet », au texte resserré pour tenir en 3 heures de représentation, se signale avant tout par l’élégance de sa scénographie et de son écriture chorégraphique. On assiste, d’emblée, à un ballet complexe qui fait bruire les couloirs du palais de la ronde des rencontres et des jeux de pouvoir : à l’incapacité à passer à l’action qui caractérise la dramaturgie de “Hamlet”, répondent une fluidité des mouvements et des corps recouverts de robes noires qui masquent les mouvements des jambes. L’espace est intelligemment employé, y compris quelques entrées par le public, et l’inévitable ouverture des portes donnant sur la forêt, qui fait un cimetière parfaitement convaincant, sauvée d’une représentation naturaliste par la présence d’une série de crânes géants qui jonchent le cadre. Le crâne justement, cet accessoire également inévitable, que Simon Delétang déjoue en partie en le sursignifiant, dans un agrandissement gigantesque à partir duquel il compose une vanité.

Il y a de l’habileté dans la présentation modernisée de l’œuvre canonique, un respect du drame dans l’abstention d’une tentative de l’historiciser, tout en mettant en relief des éléments qu’on n’avait pas l’habitude d’y discerner, notamment la grande violence du texte à l’égard de la mère, ou de la femme en général, même si la densité donnée ici au personnage d’Ophélie rachète un peu cette injustice dans l’écriture. Sans aucun doute, la proposition est transcendée par la prestation de Loïc Corbery, qui donne au personnage d’Hamlet une intensité furieuse, au sein de laquelle il arrive à trouver des ruptures et des nuances surprenantes. Il évite ainsi le surjeu, et parvient à ne jamais rester prisonnier des affres moraux du personnage, qui pourraient tourner au soliloque – encore que la mise en scène fasse déjà beaucoup pour inclure le public dans une adresse qui l’inclut d’emblée.

Hamlet-machine, mes Simon Delétang (c) Jean Louis Fernandez

“Hamlet-machine”, Simon Delétang (c) Jean Louis Fernandez

Très beau « Hamlet » donc, mais qui n’est en quelque sorte qu’un prélude à « Hamlet-machine », le fait de proposer les deux en succession étant une première en France. L’un des traits marquants du travail de Simon Delétang est de faire un théâtre exigeant, où rien n’est amputé de la complexité des œuvres, mais où la mise en scène crée des entrées à chaque membre du public, sans lui faire sentir l’insuffisance de son capital culturel mais sans pour autant le reléguer à un consommateur de divertissement sans intelligence. Le texte d’Heiner Müller, dont il n’est même pas certain que l’auteur l’ait considéré comme complètement représentable, posait cependant un défi, résolu par une petite astuce qui consiste à faire commencer la représentation par un court exposé du metteur en scène. Ce dernier offre avec humour et humilité quelques clés de compréhension, tout en commentant son propre travail. Ce détour intelligent s’autorise de sa façon de traiter l’œuvre en la mettant en scène comme une fausse répétition publique, un work in progress où l’improvisation et l’accident ont leur part. Simon Delétang invite les spectateurs à ne pas chercher à comprendre, à accepter les tableaux comme une succession de fragments de rêves.

Malgré l’absence de personnages – bien que l’interprète d’Hamlet, indication de la pièce, soit de nouveau Loïc Corbery, pour faciliter les choses – et de situations, la continuité des signes ancre un peu la compréhension des thèmes, à certains moments. Le choix d’emprunter pour les deux pièces à Yannis Kokkos les panneaux blancs forçant la perspective qu’il avait créés pour la mise en scène d’Antoine Vitez s’avère payant : il offre une continuité immédiate, en même temps que son caractère très lisse et très mobile lui permet de vite s’adapter aux nécessités de « Hamlet-machine », en incorporant des idées de Jannis Kounellis, scénographe de Heiner Müller. Le mash-up scénographique résultant, qui en plus s’enrichit de la reprise de certains éléments de la mise en scène précédente, fonctionne parfaitement. Si Loïc Corbery reste excellent, il n’est plus vraiment mis en avant autrement que ponctuellement, comme narrateur : Heiner Müller disait du personnage d’Hamlet qu’il était un choeur collectif prolétarien, et la mise en scène creuse cette idée en favorisant une interprétation chorale, où le collectif donne avant tout le pouvoir et la voix aux femmes – raison pour laquelle Simon Delétang a fait le choix de féminiser tous les seconds rôles de « Hamlet ». Le rapport entre individu et collectif est très fortement placé au cœur de ce diptyque, et ces partis-pris de mise en scène accentuent évidemment le trait. Jouant avec les « indications scéniques irréalisables », travaillant la représentation à la façon d’un montage en incluant au milieu « Herakles II ou l’Hydre », le metteur en scène n’oublie pas non plus l’humour féroce de l’auteur, auquel il rend hommage en dispersant sa figure au gré des tableaux. Et il invente une chute inattendue, touchante, absurde en même temps que presque magique à l’ensemble.

Au final, on doit saluer le résultat : en utilisant son propre vocabulaire scénique – drapeaux et bannières, néons, micros, musique populaire, scénographie lisse dans laquelle les détails éclatent d’autant plus fort – Simon Delétang arrive à modeler les deux œuvres sans les trahir. « Hamlet », pièce de l’inaction par excellence, y trouve une grâce nerveuse. « Hamlet-machine », texte post-dramatique ardu, devient aussi une belle divagation poétique. Le dialogue des deux œuvres fonctionne : il existe de façon indéniable, il est fertile, il crée des étincelles qui éclairent les apories des textes. Faire le pari de proposer ce programme était audacieux, mais l’équipe se révèle à la hauteur du défi. Devant la difficulté de la tâche, le temps de répétition étant très compté, une partie des dispositifs qui pouvaient mettre en difficulté les comédiens dans « Hamlet-machine » ont pour l’instant été laissés de côté, mais, au vu du résultat déjà atteint, on peut suggérer qu’ils ne manquent pas cruellement. Comme toujours, et c’est la règle au Théâtre du Peuple, la distribution des amateurs n’est pas homogène, certaines personnes s’acquittant de leur partition avec brio, tandis que d’autres peinent davantage – mais si on est honnête on peut en dire autant de certains des comédiens professionnels. C’est le jeu, et cela ne perturbe absolument pas la réception de l’œuvre.

De cette expérience un peu folle, on retiendra l’humour, l’énergie, l’acceptation miraculeuse de cette énigme qu’est « Hamlet-machine » malgré le fait qu’elle ait été proposée comme telle, et surtout une grande générosité dans la façon de partager cette lecture revigorante de ces deux textes mythiques et complémentaires. Quoi de plus approprié au contexte de 2022, quand on songe que « Hamlet » est une pièce du changement, du passage d’une époque à une autre, et que « Hamlet-machine » nous aide à penser ce que serait une transition vers quelque chose d’authentiquement différent, un monde libéré de ses mécanismes bourgeois et de l’idolâtrie de la figure du héros… ?