Objets, avez-vous une âme ?

Monte di Pietà

© Daniele Molajoli

Il y a quelque chose du cabinet d’entomologiste dans ces dizaines d’objets du quotidien disposés sur des étagères ou cloués au mur. Étiquetés avec un numéro et un prénom, tous témoignent d’un souvenir de souffrance de leurs propriétaires respectifs.

Partant de deux cents témoignages d’un tort causé dans le passé, Lorraine de Sagazan et Anouk Maugein ont récolté des objets pour composer un « sanctuaire du chagrin ». Certains sont immédiatement signifiants : une moto calcinée, un test de grossesse, une échographie, la lettre d’un procureur classant sans suite une plainte pour viol ; d’autres font surgir des histoires plus allusives, dont il convient de réinventer le récit : une bouteille d’eau de javel, un métronome, un ours en peluche. Tous requièrent la reconstitution imaginaire du basculement dans une tragédie singulière, et ils rappellent que toute souffrance est, en premier lieu, celle du corps, donc de la matière. Car les objets se savent plus grands d’eux-mêmes : ils ont digéré la maxime merleau-pontienne qui énonce que « chaque objet est le miroir de tous les autres ». Et les dimensions exagérées de la salle d’exposition consacrent l’éléphant dans la pièce : l’immensité de tout ce qui n’est pas dit ni montré. Comme un décor postapocalyptique et ses vestiges, figures mortes mais suprêmement chargées de sens pour qui a la mémoire du temps d’avant.

Contrairement aux salles glaçantes du musée d’Auschwitz, qui consacre dans un empilement d’objets aussi vertigineux que dévitalisé la démesure d’une inconsolable horreur, « Monte di Pietà » génère une sorte d’égrégore radieux : ces fragments de vie sont aussi de mini-odes à la résilience, à l’alchimie psychique qui transforme dans l’athanor d’une vie un traumatisme en quelque chose d’autre. Peut-être quelque chose d’à tout jamais corrompu par l’injustice, mais une injustice réifiée et identifiable, comme un rein se débarrasse d’un calcul, plutôt qu’un mal abstrait qui rongerait insidieusement les nerfs. « Tout objet aimé est le centre d’un paradis », dixit Novalis : si les objets collectionnés par Lorraine de Sagazan et Anouk Maugein sont aussi le centre d’un enfer, l’accumulation de ces « cela-a-été », matériaux symboliques à la fois intérieurs et extérieurs à soi, est avant tout la démonstration de la force transfiguratrice de la poésie.