C’est par peur de la mort que je cours la steppe

Enkidu, personnification de l’Ennemi puis du Frère, force brute et primordiale qui surgit des tréfonds mythologiques mésopotamiens il y a quatre mille ans, est la figure archétypale du “soi-même comme un autre”. Il est cette part sauvage avec laquelle l’artiste gilgameshien pactise pour affirmer son action sur la matière. Il est le révélateur de l’ombre, le double avec lequel se construit une gémellité élective et spirituelle. Une dialectique manifestée, incarnée, impérieuse. Alors, sa mort tragique est un séisme. Un écroulement dont on ne se remet jamais. Mais de la faille irréductible qui en surgit, de sa douleur incommensurable, provient tout le reste : l’élan vital pour tenter de conformer le réel à son désir le plus intime et le plus pénétrant. Face à l’intensité de ce désir, le monde finit par ployer et céder. Et l’Œuvre – quelle que soit la transversalité de son expression – s’affirme dans toute son étendue magique, son prodigieux pouvoir d’arracher la beauté à la mort et de la répandre sur les steppes. Comme un écho à travers les siècles de l’épopée de Gilgamesh et d’Enkidu, l’amour est sa seule condition : car la beauté ne rend pas heureux celui qui la possède, mais celui qui l’aime.