“Le Méridien” : « Faire exploser le texte »

Le Méridien

(c) Jean-Louis Fernandez

(c) Jean-Louis Fernandez

Véronique Timsit, collaboratrice artistique du spectacle « Le Méridien », nous divulgue le minutieux travail d’exploration du texte de Paul Celan.

« C’est notre troisième spectacle ensemble, avec la même équipe. Nous partons à chaque fois de formes intenses et peu évidentes, puisqu’il ne s’agit pas de textes écrits pour le théâtre. Le point de départ, c’est l’identification de Nicolas [Bouchaud] au geste d’un auteur. Ce discours, que Celan a prononcé en 1960 à Darmstadt lors de la remise du prix Büchner, Nicolas et moi le connaissons depuis longtemps, nous l’avons découvert quand nous montions “La Mort de Danton”. C’est un texte culte pour de nombreux artistes, un manifeste poétique. »

Un texte crypté, aux sens inépuisables

« C’est un texte difficile, presque inépuisable. En tant que discours, il semblerait se rapprocher d’une situation théâtrale : c’est un texte adressé, à dire. Mais il est paradoxalement assez hermétique et ne se laisse pas facilement saisir. Cela a été un vrai travail de l’ouvrir pour l’adapter à la scène. Et c’est un discours exigeant, prononcé dans un contexte très particulier, un an avant le procès Eichmann, dans une Allemagne où, après le procès de Nuremberg, l’extermination des juifs d’Europe est passée sous silence. Paul Celan s’adresse à une génération de gens qui ont pu, directement ou indirectement, participer au nazisme. Cette histoire est adressée à son auditoire mais de façon cryptée. Il lui dit : que vous le vouliez ou non, je suis là, nous sommes là – et ce “nous”, “les juifs”, est un positionnement non pas essentialiste mais politique, existentiel. Celan s’inscrit dans une tradition littéraire allemande, après Büchner et Lenz, mais aussi juive allemande, en citant de nombreux auteurs juifs. Ceux qui l’écoutent le comprennent : la langue allemande a été la langue d’émancipation des juifs dans la Mitteleuropa, et Celan veut redonner à cette langue abîmée, corrompue par les nazis, devenue langue de l’ennemi, sa dimension universelle, partagée – métisse. C’est un discours de combat. La question historique, linguistique, personnelle aussi – le deuil de ses parents – irrigue constamment le texte. Mais si on ne le sait pas, on peut le comprendre à un niveau purement poétologique, et être fasciné par sa beauté. Car c’est avant tout un poète qui parle de poésie. Celan ne vient pas condamner cette histoire fondamentale et fondatrice de son rapport au monde, ni commémorer le génocide en tant que victime, son discours n’est pas un réquisitoire ; il l’enracine dans la catastrophe, cette chose terrible, mais c’est un point de départ à partir duquel le poème se dresse, qui lui donne son élan pour entrer en dialogue avec le monde et l’avenir. C’est ce qui rend ce texte fascinant : il fait jouer différents niveaux de sens, et on ne le comprend pas immédiatement.

« Nous écrivons encore et toujours le 20 janvier » sur scène

« Malgré la valeur pleinement esthétique de ce texte, nous voulions rendre compte du geste politique que fait Celan en acceptant ce prix et de ces différentes strates de sens. Prenons par exemple l’évocation du 20 janvier. “Nous écrivons encore et toujours le 20 janvier”, dit Celan. Cette date a une polysémie énorme, nous en avons fait un carrefour du texte. Elle fait référence à la nouvelle de Georg Büchner où ce dernier s’empare de Lenz, un contemporain de la Révolution française, paria de la littérature allemande chassé par Goethe. Celan avec Büchner s’identifie à ce fugitif et mentionne le long passage où Lenz est recueilli par le pasteur Oberlin, qui commence un 20 janvier. Mais pour Celan, le 20 janvier, c’est aussi le 20 janvier 1942, date de la conférence de Wannsee à Berlin, qui a longtemps été associée à la mise en œuvre de la Solution finale par les nazis. Ainsi, le jour où le Lenz de Büchner subit une “renverse du souffle” en traversant la montagne, où il voudrait “pouvoir marcher sur la tête” (“Celui qui marche sur la tête, mesdames et messieurs – celui qui marche sur la tête, il a le ciel en abîme sous lui”, dit Celan) recoupe implicitement le gazage et la déportation, le ciel comme tombeau éternel, où tant de gens sont partis en fumée. L’auditoire de 1960 comprend très bien pourquoi Celan en fait un tournant personnel et historique, pourquoi il brandit cette date dans le texte de Büchner, pourquoi elle opère un renversement du monde, décidant à la fois de la fuite de Lenz et du sort de sa famille pour Celan. Nous voulions que cette date résonne pour le public d’aujourd’hui dans son épaisseur. C’est pourquoi Nicolas la trace dans l’épaisseur de la craie répandue sur le plateau, faisant de la scène un tableau noir, comme un carnet de notes sur lequel celui qui suit les traces de Celan enquête, transcrit ses impressions, déchiffre. Et pour rendre sensible ce double sens, nous avons inséré son célèbre poème “Fugue de mort” sur l’extermination des juifs. »

Le travail concret du texte

« Pour nous immerger dans le texte de Celan, Eric Didry, Nicolas Bouchaud et moi sommes partis dix jours en Bretagne cet été, avec « Le Méridien », toute l’œuvre poétique de Celan, les textes auxquels il fait référence dans son discours, des éditions critiques, des ouvrages historiques, toutes sortes de livres. Irène Bonnaud nous a proposé la traduction de certains brouillons du discours. Nous avons planché dix heures par jour sur le texte, comme des talmudistes, de façon obsessionnelle, pour le comprendre, mettre en commun nos lectures personnelles. L’édition critique que Bernhard Böschenstein (1999) a établie à partir des brouillons de Celan a été particulièrement riche, elle rend compte d’éléments qui n’apparaissent pas explicitement dans le discours prononcé et donne des clés de lecture, comme le rapport très direct que Celan établit avec la Shoah quand il écrit.

Pour construire la pièce, nous avons à peine touché le discours de Celan, juste légèrement coupé des passages et déplacé quelques paragraphes. Nous avons inséré quelques variantes et commentaires qui irriguent ses brouillons, quelques poèmes, et des extraits de l’allocution du prix de Brême, prononcée par Celan en 1958. À cela s’ajoutent quelques interventions de Nicolas [Bouchaud] issues d’improvisations au plateau, qui servent de trait d’union, font respirer ce texte dense, notamment l’introduction du début, arrivée très tard dans le travail. Enfin, nous avons développé certains extraits de Büchner cités dans le discours. »

Affaire de souffle

« Mais c’est en tant qu’acteur que Nicolas s’empare de ce texte. Il le monte au plateau. Il se reconnaît dans le caractère éphémère du poème, porté par le souffle. Celan le dit dans son discours, “la forme du poème : c’est le présent d’un qui respire”. En tant qu’acteur aussi, le texte est porté par la façon dont le souffle le traverse, dont le corps le traverse. Il y a sûrement quelque chose de délirant dans cette entreprise : l’acteur se perd dans ce discours si difficile, intempestif, inactuel. Nicolas prend la parole sans faire l’acteur – il donne l’impression de se livrer, de s’abandonner. Bien entendu, cela résulte d’un immense travail. Mais c’est plus profond qu’un simple effet de scène : Nicolas rejoint, rejoue Celan, s’identifie à lui et livre en même temps quelque chose d’intime. Comme dit Celan, il passe par les chemins de l’art, mais pour s’en dégager, s’inscrire dans le présent et s’adresser à son public, le rendre actif et non contemplatif. Tout est affaire d’échange. »

Véronique Timsit (c) Jean-Louis FERNANDEZ

Véronique Timsit (c) Jean-Louis FERNANDEZ