Festival Interferences de Cluj

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Pour sa 5e édition biennale, « Interferences », le Festival international de théâtre de Cluj, a choisi de creuser le thème de l’identité européenne, avec un sous-titre : « L’Odyssée de l’étranger ». I/O Gazette, sempiternel voyageur, a fait le déplacement en Roumanie.

Cela avait plutôt mal commencé, par une grève des pilotes de la Lufthansa et un brouillard épais qui avaient conjointement contraint à l’annulation de trois vols et au retard du dernier. Coincés à l’aéroport de Bucarest avec Georges Banu, nous confirmons qu’organiser un festival fin novembre en plein cœur de la Transylvanie est une entreprise météorologiquement risquée. La programmation est centrée sur les productions roumaines et hongroises de la saison, mais sa vingtaine de spectacles recoupe des productions de quatorze pays différents. Cluj, 400 000 habitants, dans le nord de la Roumanie, est une ville plutôt cossue, au style austro-hongrois un peu désuet, trouée de parcs et d’esplanades ecclésiales. Avec une température moyenne comprise entre moins trois et plus quatre degrés, on ne s’attarde pas trop entre les spectacles, proposés dans sept lieux différents, au centre desquels le théâtre hongrois de Cluj. C’est là que nous avons assisté au « Nathan le sage » d’Armin Petras, aussi brouillon que fantasque, mais politiquement moins navrant que la version de Nicolas Stemann.

Dans la friche industrielle de la compagnie Remarul, ambiance Babcock sous-chauffée, on assiste à un « Roi Lear » revisité par le metteur en scène roumain Gavriil Pinte, qui utilise intelligemment l’espace du hangar : un rail sur lequel évoluent les comédiens et le plateau amovible ; de grandes barres de métal servant de cloches. Plus tard, c’est la justice divine qui est mise en scène avec « Job », adaptation par Lisa Nielebock du magnifique roman de Joseph Roth, publié en 1930 (qu’on relira pour l’occasion, car dans les Roth de la littérature il n’y a pas que Philip). La metteuse en scène allemande s’est emparée de la fable avec un sens de l’économie et une rigueur scénique remarquables.

Le lendemain, avec « Medea on Media », la jeune troupe coréenne dirigée par Kim Hyuntak hurle et gesticule, revisitant Euripide à l’ère médiatique. Exit la démonstration féministe, psychanalytique ou politique du mythe, le souvenir d’Isabelle Huppert chez Jacques Lassalle ou de Maria Callas dans le film de Pasolini. Ici tout commence par une conférence de presse qui préfigure la parodie des codes télévisuels et cinématographiques. Un spectacle à la fois kitch et efficace, dont on se demande s’il n’aurait pas pu fonctionner avec n’importe quelle autre héroïne d’une tragédie antique. Nettement plus sobre, l’adaptation de « Fin de partie », de Beckett, par Gábor Tompa, le directeur d’Interferences, semble être une réponse à la question que ce dernier pose dans le programme du festival : « Sommes-nous capables de parler de notre propre aliénation ? » Hamm et Clov sont enfermés dans une pièce entièrement recouverte de parois métalliques, plaques carrées qui font évidemment penser à un échiquier. Tous les objets sont en métal : pendentif, échelle, sifflet, gaffe, alarme, et même chien factice. Comme dans « Godot », ce couple maître-esclave (peut-être aussi père-fils symbolique) doit être incarné au mieux pour éviter de flotter dans un discours absurde et vaporeux ; c’est le cas ici avec József Biró et László Zsolt Bartha, au plus juste de leurs rôles.

Enfin, c’est « Le Journal d’un fou » monté par Viktor Bodó qui conclut magnifiquement le séjour à Cluj. Sur le plateau, une chambre façon Van Gogh à Arles qui aurait basculé encore davantage dans une dimension parallèle : formes géométriques toutes incohérentes, meubles atrophiés et bancals, réalité aussi disjointe que les lattes du plancher. C’est que le projet tient d’abord sur la prouesse du comédien Tamás Keresztes, époustouflant de justesse et d’énergie, jusque dans l’utilisation d’un looper pour fabriquer des textures vocales et sonores en direct. Maîtrisé de bout en bout, d’une grande intelligence scénique, ce spectacle évite le piège de l’engloutissement par la folie absurde du texte de Gogol grâce à un rythme impeccable et à une étonnante créativité sonore et visuelle. À trente-huit ans, Viktor Bodó confirme qu’il est l’un des metteurs en scène hongrois les plus inspirés du moment (voir notre critique complète).

Interferences, Festival international de théâtre de Cluj-Napoca, du 24 novembre au 4 décembre 2016