Les Francophonies en Limousin

arton363

Entre deux incursions automnales dans les Balkans, I/O n’oublie pas les festivals made in France. Parvenues à leur 33e édition, les Francophonies en Limousin sont toujours un événement unique en son genre, dont l’ADN est l’ouverture sur le monde, la création et le métissage. Dix jours de pulsations scéniques émanant de créateurs belges, congolais, suisses, québécois et, tout particulièrement cette année, haïtiens.

La première fois que votre serviteur a découvert les « Francos », c’était en 2007. Il y avait fait la connaissance de Dieudonné Niangouna, alors en résidence d’écriture à la Maison des auteurs. Dix saisons plus tard, l’influence de « Dido » est toujours palpable, avec le succès qu’on lui connaît. Car les « Francos », c’est aussi ça, un propulseur de talents. Mais le festival est d’abord un dialogue : c’est vers Haïti que les regards se tournent en 2016, dans le cadre d’un partenariat avec le festival des Quatre Chemins. Son directeur, l’auteur et metteur en scène Guy Régis Junior, présente à Limoges « Désordres dans la ville », mélange d’installations et de performances en extérieur : concerts, projection de poèmes de James Noël sur les murs de la place Saint-Pierre… On lui a également confié les sessions de lecture avec les élèves de l’École du Nord (voir ci-après).

Deux points de ralliement constituent le cœur du festival : son centre, installé dans la Maison des auteurs, avec terrasse arborée, tente plantée dans le jardin où sont programmées les rencontres-débats, et librairie éphémère qui permet de se rassasier en nouveautés de la littérature francophone. Juste à côté, l’improbable restaurant Grilladin de l’avenue du Général-de-Gaulle, transformé en cantine pour festivaliers, s’est retrouvé enflammé ce vendredi soir par Wooly Saint Louis Jean et la bande de musiciens haïtiens dont la jam interminable préfigure certainement les chaudes heures nocturnes du festival de Port-au-Prince…

Au programme, beaucoup de créations et de premières françaises. C’est le cas de « Trans », spectacle pluridisciplinaire et bordélique de Julien Mabiala Bissila et du collectif Zavtra. Patchwork de saynètes alternativement théâtrales et dansées, le projet résonne comme une tentative d’exorcisme des tréfonds de la société congolaise, et de l’Afrique en général. Une sorte de cabaret du sud du Sahel. Parce qu’à Brazza, selon le joli mot de Sony Labou Tansi, on « vainc la mort de la vie ». Dommage que des paroles superflues viennent parfois alourdir ce spectacle survolté. Problème partagé avec « Du désir d’horizons », de Salia Sanou, dont la chorégraphie s’épuise un peu dans la démonstration, appuyée sur le texte de Nancy Huston en hommage à Beckett. On retiendra tout de même son début sobre et fulgurant, dans un silence à couper le souffle.

Reprenant à son compte le projet avorté d’Orson Welles de compiler la tétralogie shakespearienne, les Québécois Olivier Kemeid (textes) et Frédéric Dubois (mise en scène) ont été ambitieux. « Five Kings, l’histoire de notre chute », de Richard II à Richard III, ce sont cent ans de guerres intestines anglaises qui sont réactualisés ici, avec plus ou moins de bonheur, en une étrange séquence temporelle allant des années 1960 à nos jours. Reflet d’une époque imbibée de séries et de téléréalité, la forme s’adapte à leurs codes narratifs. Il est difficile d’éviter la comparaison avec « Kings of War », de Van Hove, et pourtant les deux projets n’ont rien à voir. Ici, il faut accepter de se laisser bercer par le kitsch, par une langue modernisée, à l’image de ce Falstaff bouffon ou d’un Richard III en J. R. Ewing imbu de lui-même.

Il ne fait aucun doute qu’à Limoges on est là pour ouvrir ses chakras à une littérature encore marginalement portée sur les scènes françaises. Pour appuyer sa mise en lumière, une pléthore de prix vient récompenser ses pépites (cédant à une tendance de fond à la labellisation des auteurs comme on labellise les lieux) : ainsi, le prix RFI est attribué au Guinéen Hakim Bah, et le prix SACD à deux lauréats, Céline Delbecq pour « L’Enfant sauvage » et Edouard Elvis Bvouma pour « À la guerre comme à la Gameboy ». Dans les « Francos », on n’oubliera pas les expos, dont « Frontières » au théâtre de l’Union, né de la rencontre complexe entre Haïti et la République dominicaine ; mais aussi une sélection d’œuvres de Sébastien Jean qui nous parviennent comme un cri bestial et déchirant, nécessaire exutoire d’une jeunesse haïtienne traversée par les doutes.

Un mot de Dany Laferrière est placé en exergue du programme : « Et l’exil du temps est plus impitoyable que celui de l’espace. Mon enfance me manque plus cruellement que mon pays. » Il fait curieusement écho à ce vers de Lyonel Trouillot dont la poésie, avec celle de James Noël, fait l’objet d’une rencontre animée par Guy Régis : « Je veux mourir dans mon enfance. » Une incitation non pas à la régression, mais plutôt à des retrouvailles avec soi-même, à la libre circulation de ses énergies primordiales. Et c’est aussi à cela que nous invitent les Francophonies.

 

Lectures : L’imparfait du présent

À chaque édition, les Francophonies convient une école de théâtre à présenter des lectures. C’est l’École du Nord, liée au théâtre du même nom à Lille, dirigé par Christophe Rauck, qui s’y colle cette année. Dans une synchronicité dont seules les puissances célestes ont le secret, elle a confié à Guy Régis Junior la direction de ces lectures sans savoir qu’il serait l’invité d’honneur du festival. Nous retrouvons ce dernier pour une session matinale de répétition de l’improbable texte « Crème glacée », de la Québecoise Marie-Hélène Larose-Truchon : l’affinage reste à faire, mais il semble satisfait du travail des quatorze élèves de l’école, qui dispense une des meilleures formations théâtrales de France. Une semaine plus tard, à Limoges, la lecture ouvrant le bal est celle de « La Profondeur des forêts », du prolifique Belge Stanislas Cotton, histoire sombre, inspirée d’un fait divers sordide – le meurtre d’un enfant. Toute la qualité de la pièce tient à la dimension littéraire si spécifique de l’auteur belge : approche onirique, reconstruction fragmentée de l’histoire par un texte au registre à la fois poétique et volontiers régressif voire faussement adulescent ; comme une tentative de rédemption – ou du moins de normalisation – de ces deux pauvres types traversés par la noirceur d’un crime pour lequel ils ont déjà purgé leur peine. Un texte complexe et ambigu, jouant sur la confusion des temporalités, et d’une grande humanité, comme le confirme le jeune (et excellent) comédien Mathias pendant le débat suivant la représentation : « Je trouve les personnages très attachants, on n’est pas là pour les juger. » Guy Régis s’est attelé à rendre le rythme si particulier de l’écriture, à la ponctuation tronquée et à laquelle se substituent des retours à la ligne, semblable, selon le mot de l’auteur lui-même, « à une partition ». Moins convaincante, la lecture suivante de « L’Aveu », du Syrien Wael Kaddour, est un huis clos mettant en lumière les violences d’une société déchirée ; un texte nécessaire mais très inégal, restant parfois au premier degré d’une démonstration politique sur la vengeance et la morale.

Limoges, du 21 septembre au 1er octobre 2016
www.lesfrancophonies.fr