Milo Rau : « Heureusement, les enfants ne sont pas encore des figures tragiques »

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Comme Philippe Quesne avant lui, Milo Rau a répondu à l’invitation du Campo, un centre d’art basé à Gand, pour créer un spectacle avec des enfants belges de sept à treize ans. « Former une aire de jeu où les enfants montrent qu’ils sont heureux ne m’intéressait pas. Je voulais aller plus loin… » Il propose alors une évocation scénique de l’affaire Dutroux. « J’ai réfléchi à un sujet fort appartenant à la mémoire et à l’histoire collectives belges. Dans “Civil Wars”, un ancien spectacle également produit par le Kunsten, j’avais demandé à des acteurs flamands et wallons : “À quel moment vous êtes-vous sentis vraiment belges ?” Ils m’ont parlé de la “marche blanche” de 1996, cette grande manifestation populaire contre le gouvernement corrompu dans l’affaire. »

Le metteur en scène, qui aime s’emparer de figures ou de sujets d’actualité à la fois conflictuels et traumatiques (le procès Ceausescu, le génocide rwandais, la tuerie d’Utoya…), saisit l’occasion de traiter également du passé colonial du pays – Marc Dutroux est né au Congo – comme de la chute de l’industrie minière à Charleroi, où le meurtrier habitait. L’affaire a bouleversé la Belgique ; la porter sur scène comporte-t-il une prise de risque ? « La provocation est quelquefois nécessaire quand on tient un propos politique, investigateur ou critique. Mais ici, je m’intéresse aux portées existentielle et émotionnelle du drame. Je ne souhaitais pas déclencher un petit scandale cheap. Quelques tentatives de médias sensationnalistes sont restées avortées. Les enfants sont très respectueux. On a travaillé avec leurs parents, avec certaines familles de victime. On a beaucoup discuté, expliqué. Ils ont compris qu’il s’agissait d’un travail d’acteur et d’un devoir. » Ont-ils conscience de tout ce qu’ils jouent ? « Ils n’ont pas vécu cette histoire, et pourtant ils la connaissent bien. Ils s’en emparent comme d’un conte de fées, quelque chose de dark et d’irréel. C’est perturbant car ils comprennent beaucoup de choses et peuvent parfois devenir presque choquants lorsqu’on se rend compte de ce qu’ils savent déjà à leur âge. J’ai dû les censurer ! »

Milo Rau ne considère pas ses jeunes acteurs comme des enfants mais comme des petits professionnels à qui il peut demander de pleurer ou de se déshabiller sur scène. « Au début du spectacle, une fillette déclare que tout le monde pourrait monter sur scène, sinon ce ne serait pas juste à ses yeux. Non ! Le théâtre n’est pas juste, il est cruel. » La même joue Sabine, séquestrée et abusée dans la cave de son tortionnaire. « C’est quoi mettre en scène la soumission ? Je voulais refléter dans la pièce une analogie entre Dutroux et le metteur en scène parce que je trouve absurde le mythe de l’authentique, de la naïveté sur un plateau. Il a influencé, manipulé, des enfants en engendrant quelque chose qui a à voir avec le syndrome de Stockholm. Le directeur d’acteur impose un cadre, une concentration, autant de limites dans lesquelles les acteurs doivent souffrir. » Rien n’entame pour autant une visible jubilation des enfants à jouer, parce qu’ils savent que ce qu’ils font appartient à la fiction. « Le théâtre est un espace symbolique où tu as la liberté de réaliser un geste impossible à accomplir dans la vie réelle. Tout est rendu possible et questionnable. En donnant à voir le plus visible, il montre finalement le plus inédit. »

Quelle émotion Milo Rau cherche-t-il à susciter avec un tel projet ? « Je crois avoir fait une pièce cathartique. On rit, on pleure, mais surtout on prend de la distance et on se libère du drame. On pourrait imaginer le propos très lourd, c’est l’inverse qui se produit. Comme le dit à la fin la métaphore des marionnettes tirée d’un film de Pasolini, on regarde la mort mais aussi le ciel. Heureusement, les enfants ne sont pas encore des figures tragiques ! »