BoCA : l’art de l’hybridation


On est bien placés pour savoir, à I/O Gazette, qu’un projet un peu fou tient surtout à l’énergie de celui qui le porte, à la force de son envie. John Romão n’a que 33 ans, mais il a réussi à monter, dès la première édition de la Biennial of Contemporary Arts, un événement international exigeant, avec pas moins de 40 artistes, pendant un mois, à Lisbonne et à Porto. Reportage.

Lorsque l’idée de la Biennale germe dans l’esprit de John Romão, début 2015, ce dernier a déjà un long parcours de comédien et metteur en scène – il a notamment travaillé avec Rodrigo Garcia. « J’ai été dans beaucoup de festivals à travers le monde. Au Portugal, on vit encore dans des territoires artistiques très circonscrits, ce qui est contraire à la réalité de la pratique artistique contemporaine. Celle-ci est, à l’inverse, en adéquation avec nos sociétés “liquides” où les activités et les disciplines sont transversales. » De ce point de vue-là, il est certain que la jeune génération d’artistes et de créateurs est moins ancrée dans les conventions, qu’elles soient spatiales ou temporelles. Romão sait qu’il s’appuiera sur elle, mais pas seulement, car sa programmation inclut de vieux routiers comme Romeo Castellucci ou Tania Bruguera. « Je voulais des propositions très différentes, car je suis moi-même d’abord un spectateur curieux ! » D’ailleurs, John Romão est catégorique : la BoCA n’est pas un festival. « Le mot festival est utilisé un peu partout pour n’importe quoi. Je préfère me situer plus proche des arts visuels avec la connotation de “biennale”, je trouve que c’est un concept plus ouvert. »

Du coup, le directeur de la BoCA n’a pas hésité à aller chercher les artistes hors de leur zone de confort, en leur demandant des créations décalées. « On a voulu travailler sur la notion d’exception : créer des œuvres inhabituelles non seulement pour les lieux où elles sont présentées, mais aussi pour les artistes eux-mêmes. » À Rodrigo Garcia, par exemple, il propose non pas du théâtre mais une installation. Impressionné par « La Tentation de saint Antoine » de Bosch au Museu Nacional de Arte Antiga, dès les jours suivants Garcia fait une proposition d’installation plurisensorielle. Celle-ci sera insérée directement sur le lieu d’exposition lui-même et non pas dans une salle à part : cela permet au public du musée de découvrir l’œuvre d’un artiste qu’il ne connaît pas nécessairement. « Le lieu faisait sens par rapport à son propre référentiel artistique. Il est déjà une sorte de plasticien dans son travail scénique, mais il a dû réfléchir à une plasticité plus autonome », commente Romão.

“Periferico” / DR

De la même façon, il suggère au street artist Alexandre Farto, connu mondialement sous le nom de Vhils, « une sorte de déviation conceptuelle » : fabriquer une œuvre pour la scène, donc par nature éphémère, alors qu’il a l’habitude créer des œuvres dont l’empreinte perdure. Le résultat ? Le spectacle « Periferico ». Sur fond de musique urbaine, six jeunes gens dressent un portrait dansé du Portugal depuis la révolution des Œillets. Tout part de trajectoires individuelles, de gros plans sur les visages. Et de là la performance se fond dans les destinées collectives : sur un plan chorégraphique, d’abord, avec des mouvements de groupe à la synchronisation précise. Puis avec l’adjonction, en fond de scène, de vidéos d’archives qui retracent l’histoire portugaise depuis la guerre coloniale jusqu’à la Révolution. Les danseurs semblent mus par des forces qui les dépassent. Une voix slamme la modernité, énumérant marques, noms d’hommes politiques… Il y a le quart d’heure break dance, moment cool mais superfétatoire. Malgré un certain manque de valeur ajoutée et de prise de risque artistique, « Periferico » atteint son but grâce à une énergie habilement travaillée, et qui sans nul doute trouve une résonance forte aujourd’hui. En témoigne le succès considérable, au moment des applaudissements, auprès de la frange la plus jeune du public. Car c’est l’autre force de la Biennale : élargir le spectre des spectateurs. Au CCB (Centre culturel de Belém), lieu branchouille de la création lisboète, ces jeunes-là n’ont pas l’habitude de se déplacer. Pour ce qui est de la plasticienne cubaine Tania Bruguera, l’idée était de présenter son travail au Portugal avec quelque chose de différent. « Elle avait une édition de “Fin de partie” de Beckett entièrement annotée, et voulait réaliser un spectacle à partir de ça. C’était un projet très simple mais très onéreux, à cause du dispositif. Je l’ai proposé à Philippe Quesne, et nous avons réussi à monter une coproduction. » Avec, entre autres, le Kunstenfestivaldesarts et le Festival d’Automne, rien de moins (voir notre critique).

La Biennale cultive l’art du surgissement, de l’accident. L’idée est d’inviter des publics différents à créer ensemble un discours critique autour d’un même objet. John Romão précise : « L’hybridation est fondamentale pour moi. L’objectif de la BoCA est une synergie entre des artistes, des publics, et des institutions culturelles. » Ces dernières ont compris que c’était un projet indépendant, apolitique, artistiquement fort, et elles ont été convaincues. Au final, l’événement est cofinancé par le ministère de la Culture, la municipalité et des organismes privés. « On a réussi à faire communiquer des lieux très différents qui n’avaient pas toujours de passerelles entre eux, des musées, des théâtres, même une discothèque ! Presque tous les lieux de la Biennale sont coproducteurs, ce qui signifie qu’ils sont vraiment impliqués dans le projet, ils ne se contentent pas de nous accueillir. » Et cela change tout. Ainsi la fondation Gulbenkian s’est-elle prêtée au jeu avec la performance « Nowhere ». Le pianiste italien Marino Formenti s’est en effet enfermé dans une maison éphémère aux murs de liège, montée dans le jardin de la fondation. Pendant vingt jours, il restera mutique, rivé à son Steinway, jouant pour les badauds venus l’écouter pour quelques minutes ou quelques heures… De quoi réunir un public très bigarré autour d’une singulière expérience esthétique.

“Ordem e Progresso” (c) Musuk Nolte

La BoCA exploite avec intelligence les différents lieux lisboètes. Sur les bords du Tage, à Belém, le MAAT, ancienne centrale électrique, a ouvert ses portes en octobre 2016. C’est un nouveau musée dédié aux créations contemporaines d’art, d’architecture et de technologie. Dans la partie moderne, on peut découvrir l’installation d’Hector Zamora « Ordem e Progresso », déjà présentée au Palais de Tokyo l’année dernière. Reprenant la devise brésilienne inspirée par le positivisme d’Auguste Comte pour mieux en représenter l’annihilation, le plasticien mexicain montre des épaves de bateaux traditionnels portugais, échoués en morceaux dans la grande salle ovale du musée. Comme une référence aux batailles navales antiques, mais aussi aux esquifs de migrants détruits par les lames méditerranéennes. Au Teatro Politecnica, à côté du jardin botanique, Antony Hamilton et Alisdair Macindoe présentent « Meeting ». Créé en 2015, présenté à Chaillot la saison passée, et pour la première fois au Portugal, il se trouve au croisement entre danse et performance sonore. Les deux Australiens explorent l’hybridation entre l’homme et la machine, jouant une chorégraphie stimulée par la pulsation donnée à 64 petits robots low tech : de simples parallélépipèdes de bois munis de capteurs Wi-Fi disposés sur la scène, d’abord en cercle puis éparpillés et connectés à des objets du quotidien (récipients de métal, tubes…). On est surpris par le groove de l’étrange chœur mécanique. Cette armée de droïdes percussionnistes est la trame sur laquelle évoluent les danseurs par des mouvements hachés, répétitifs, et l’insertion de tentatives d’énumération buguée aussi drôles que déstabilisantes. « Meeting » est une proposition fraîche, innovante, à la radicalité assumée, qui utilise la technologie avec intelligence et légèreté.

Car du conceptuel et de l’étrange, la BoCA en regorge. Dans « Ode to the Attempt », Jan Martens crée paradoxalement autour d’un projet assumé comme égocentrique une œuvre totalement « unpretentious », incisive, hilarante. Déclinaison et satire du narcissisme propre à la création artistique, cette curieuse « Ode » présente treize tentatives d’épuisement de l’ego, dans des séquences aussi improbables qu’un diaporama de selfies, une musique loopée et contenant un message (pas si) caché à l’ex de l’artiste, l’invocation du fantôme de Schubert, une improbable chorégraphie sur du Pat Metheny, des lapalissades (« The past is over » affiché comme un message essentiel), et surtout beaucoup de moulinets à bras. Car Martens déploie une proposition qui peut sembler vaine et inutile mais dont le ton et l’énergie fantasque sont parfaitement subversifs. « It Has a Golden Sun and an Elderly Grey Moon » est une vidéo de l’artiste allemande Ulla Von Brandeburg, filmée au théâtre des Amandiers en 2016. Dans ce plan-séquence où la couleur vive des tissus tranche avec le blanc immaculé des escaliers, la plasticienne propose une transe dansée et envoûtante, avec une symbolique à plusieurs niveaux de lecture. Plus bizarre, le championnat international de fingerboard, discipline que Romão a découverte sur une vidéo YouTube : « C’est en fait un dispositif très théâtral et j’ai eu envie de le placer sur une vraie scène, en l’occurrence dans l’auditorium de 500 places du Musée des Carrosses ! Il s’agissait de mélanger une pratique urbaine avec de l’art contemporain. »

Ulla von Brandeburg – “It Has a Golden Sun and an Elderly Grey Moon”

La BoCA inclut également un volet éducatif. D’octobre 2016 à mai 2017, le programme d’ateliers et de masterclasses « Musica Pobre » implique six créateurs, dont Vera Mantero, avec trois écoles portugaises. De même, le dispositif BoCA Sub21, sur trois mois, permet à onze jeunes de 16 à 21 ans de suivre la Biennale, de rencontrer les artistes, de visiter les musées… Chacun apporte son compte rendu sur un blog dédié, mais non sous une forme journalistique banale : vidéos, textes, collages… Et puis Romão ne veut pas oublier qu’un événement comme la BoCA , c’est aussi une fête. Le point de rencontre n’est-il pas le Lux, l’un des meilleurs clubs de Lisbonne ? « Les fêtes pour moi ont une importance égale à celles des performances ! Il s’agit d’abord d’être ensemble, de communiquer, d’échanger… Après tout, l’art contemporain, ça doit d’abord être une certaine idée du partage, non ? » On aimerait que ces paroles sages soient entendues au festival d’Avignon et ailleurs.

BoCA, Biennial of Contemporary Arts, Lisbonne/Porto, du 17 mars au 30 avril 2017