Le MOT, à l’instar du MESS de Sarajevo ou du Bitef de Belgrade, fait partie de ces nombreux événements créés dans les anciennes républiques communistes dans les années soixante ou soixante-dix, fruit d’une politique culturelle qui avait une vraie ambition populaire. Pour sa 42e édition, le festival propose une vingtaine de spectacles dans une demi-douzaine de lieux de la capitale macédonienne.

Dans un petit théâtre indépendant situé au fond du vieux bazar de Skopje, Jane Spasikj met en scène « Experiment » : il y interroge le futur d’une post-humanité déglinguée, qui n’est que la métaphore de nos instincts les plus vils. Ce collage pour moitié expérimental utilise la vidéo comme outil de réinsertion du réel (diffusant par exemple les images d’un fait-divers tragique survenu dans la capitale il y a quelques années), mettant le doigt sur les enjeux politiques d’une Macédoine tourmentée par le réformisme politique. Mais au-delà de cette visée documentaire, « Experiment » est une tentative, un peu brouillonne mais énergique, de représenter la violence telle qu’elle naît dans l’individu, sur des plans psychiques extrêmement différents à la façon des « Chants de Maldoror » ; et aussi son relais collectif par le jeu de manipulation des consciences par une élite à la « Echiquier du mal » de Dan Simmons. Une intention qui résonne considérablement dans les Balkans post-années 90, et dont la force est décuplée par la présence sur le plateau – pour ne pas dire l’instrumentalisation – de jeunes enfants, à la fois victimes et narrateurs de la violence. Intellectuellement, on pourra se hérisser le poil de voir mis sur des plans grossièrement superposés des violences sans commune mesure (entre des agressions de rue, le massacre d’animaux d’élevage ou la Shoah), mais c’est somme toute une stratégie scénique efficace qui représente d’abord la violence comme la manifestation dans le réel de la noirceur de l’âme humaine. Un peu à la façon d’Oliver Frljic (présent également au festival avec son controversé « Our violence and your violence »), mais sans parvenir encore à son talent de mise en scène, Spasikj enfonce un clou rouillé dans une plaie béante. Au-delà de la fraîcheur scénique et technique, s’il manque à ce projet l’expression d’une véritable transcendance du Mal, il reste important dans un pays qui – euphémisme – ne possède pas une grande tradition de contestation ouverte du pouvoir et de l’ordre établi.

« Antigone et Créon » / DR

Avec « Antigone et Créon », l’auteure et metteuse en scène Nela Vitosevikj tisse un entrelacement narratif entre les textes de Sophocle, Anouilh et Miro Gavran (l’un des auteurs croates contemporains les plus célèbres). Le parti pris est de resserrer la parole autour de cette colonne vertébrale du mythe de Thèbes qu’est la dialectique Antigone/Créon. On aurait tort de réduire cette dernière à une simple opposition entre autorité et rébellion, mais plutôt entre le « oui » et le « non », ou entre la peur et la non-peur. Au final, la polysémie repose moins sur l’analyse des différentes métaphysiques qui sont à l’œuvre chez les trois dramaturges qu’un jeu de résonances traduit par les interactions entre ces trois fois deux personnages dont les mouvements et les mots se croisent et s’interpénètrent. Autour d’une direction d’acteurs ambitieuse et plutôt réussie, d’un décor moderne épuré qui en devient intemporel, Vitosevikj noue une trame complexe qui aurait mérité toutefois un peu moins de démonstration rhétorique et un meilleur rythme. Présentée sous la forme de chronique d’une mort annoncée, procédé plutôt efficace au regard de l’archi-célébrité du mythe, la narration s’englue en effet dans la littéralité de l’affrontement entre Antigone et Créon, renforcée par une bande sonore de type musique de film un peu superfétatoire. Au final, malgré quelques belles séquences notamment autour de l’utilisation du sable comme sang symbolique, on reste un peu extérieur à un projet assez mental qui souffre d’un manque de profondeur émotionnelle.

Le collectif catalan Agrupacion Señor Serrano a créé « Birdie » au festival GREC de Barcelone en 2016. Travail extrêmement plastique et sans acteurs, il repose sur une utilisation minutieuse de la vidéo et de la manipulation d’un décor miniature projeté sur écran. Dans ce projet très politique autour de la question tarte à la crème des migrants, la mise en scène tente d’aborder le problème par des ricochets visuels et métaphoriques : d’abord par un travail, lent et original, sur la notion du témoignage du réel, grâce à un travelling minutieux autour d’un homme confronté le matin aux faits-divers de l’actualité économique et politique. Puis dans une session convaincante sur la sémiologie photographique, dans une analyse aussi ironique que subtile d’un instantané confrontant le monde vert et serein de golfeurs de Melilla avec l’irruption soudaine d’exilés escaladant le grillage, traqués par la police des frontières. Stimulant. La seconde moitié du spectacle est axée sur le parallèle symbolique avec « Les Oiseaux » d’Hitchcock et la question de leur interprétation psychanalytique comme représentation de nos peurs. Si le montage est ici plus maladroit, il se perd surtout dans une (trop) longue séquence composée d’animaux en plastique, supposée représenter les migrants, telle une Arche de Noé post-moderne abîmée dans les enfers politique et écologique, et qui rend l’ensemble un peu lourd à digérer. Dommage, car les matériaux bruts de « Birdie » sont aussi efficaces que poétiques, et auraient dû rester dans un storytelling décalé au second degré sans vouloir basculer dans un propos métaphorique parfois un peu simpliste.

« Birdie » (c) Pasqual Gorriz

Si la Macédoine a hérité d’une forte tradition théâtrale, elle reste parfois encore au seuil du contemporain, et attachée à une forme de littéralité. Une « Gymnopédie » de Satie, de la pluie, un viol conjugal, des kilos de culpabilité : pas de doute, on est bien chez Bergman et sa mélancolie nordique dont l’universalisme continue d’inspirer les metteurs en scène, cent ans après ses premiers échos avec l’œuvre d’Ibsen. Dans « Private Confessions », Nina Nikolikj ne prend pas de risque. Elle aborde la représentation avec efficacité, pourtant alourdie par un classicisme qui pourra détonner avec son jeune âge. Mais il est évident que la nouvelle génération de metteurs en scène témoigne d’une volonté de s’ouvrir aux formes plus décalées. Contrairement à l’architecture récente de la capitale, le théâtre macédonien n’est pas fake : il semble vivre actuellement une sorte de crise post-freudienne qui est peut-être aussi une crise d’identité nationale et de la définition du moi dans les Balkans d’aujourd’hui. Ainsi en témoigne la pièce symbolique, poétique et méditative « The Forest of my tree » d’Aleksandar Ivanovski, comme un cri lancé à la face de la mort. Délaissant la régie lumière, le metteur en scène confie à chacun une lampe-torche dont il peut user à sa guise : comme une façon de dire qu’il ne tient qu’à chaque spectateur d’éclairer la scène – donc le monde – de sa propre lumière. Et c’est à cette réappropriation du pouvoir de recréer le réel, grâce à l’art scénique, qu’est indispensable un festival comme le MOT.

MOT, Skopje, du 28 septembre au 4 octobre 2017