Oon peut imaginer plus sordide que Prague pour passer le dernier week-end de février. Mais un lieu ne suffit pas s’il n’est pas habité par des âmes heureuses. Et à Mala Inventura, l’enthousiasme est communicatif…
En témoigne le Studio Alta, centre du festival ces dernières années : des anciens entrepôts de la Zone 7 reconvertis en 2008 en un lieu de création scénique contemporaine. Dans l’immense café qui jouxte la salle de représentation, sorte de hangar cosy avec poutres apparentes sous 10 mètres de plafond, tout vient de la récup : fauteuils, chaises, tables ont été donnés par les sympathisants. Eva, prof à l’Académie des arts de la scène, me confirme que le canapé sur lequel je suis affalé lui appartenait. « You’re in one of the best cafés in Prague », ajoute-t-elle en me demandant si je peux aller lui chercher un hot-dog au bar. Portée par le réseau Nova Sit, Mala Inventura (« Petit inventaire » d’une trentaine de spectacles) fête cette année sa 15e édition. Sa directrice, Adriana Svetlikova, mène un combat de longue haleine pour faire vivre ce show case destiné aux professionnels locaux et étrangers, et plutôt centré autour des formes courtes et expérimentales. Incontournable pour découvrir le fleuron des créations scéniques tchèques.
Autre lieu, autre ambiance, le théâtre Archa est situé dans une ruelle à mi-chemin entre Florenc et la place Venceslas, en face d’un self-service végane et d’un Starbucks : bienvenue dans le Prague des années 2010. « Busking Un/Limited », du Spielraum Kollektiv (conçu et mis en scène par Linda et Mathias Straub), est une espèce de cabaret de l’étrange flirtant avec le théâtre documentaire. Les spectateurs s’assoient en tablées de quatre et assistent aux témoignages de vrais musiciens de rue qui parlent de l’évolution de la législation, de leurs galères, de la réalité de leurs revenus (environ 15 000 couronnes, soit 550 euros par mois). Au cœur du dispositif : un facétieux système de vote du public qui l’oblige à prendre partie dans la discussion, hélas pas assez exploité, le seul moment plutôt réussi venant de la question « Si votre rue devenait invivable à cause du bruit des touristes et des musiciens de rue, est-ce que 1) Vous déménageriez ou 2) Vous porteriez plainte auprès de la municipalité ? » – tous les spectateurs ayant choisi la première option se trouvant de facto obligés de changer de table. Hé, il faut assumer vos choix, les gars ! La palme du bizarre, toutefois, est à attribuer à deux autres shows improbables : le premier, « μSputnik », déjà vu au festival de Pilsen en septembre dernier, est la reconstitution miniature et en carton des aventures spatiales russe… pour un seul spectateur ! Douze minutes de pure poésie historisante. Le second, « Appetizers », est la démonstration qu’on peut faire une pièce marionnettique avec une aubergine volante et un ananas flambeur adepte du beatboxing : les Tchèques de Juanitas Bananas ont directement attaqué les drogues dures.
Petit matin du lendemain. On s’arrête à deux pas de l’hôtel devant le portrait géant de Vaclav Havel qui recouvre la façade du DOX, indispensable centre d’art contemporain branchouille. Pour l’inévitable déambulation dans la ville aux cent clochers, il convient d’avoir un trdelnik dans la main gauche et une fiole d’absinthe dans la droite. Seul moyen de survivre à la traversée du pont Charles et de ses hordes de touristes. Petite déception : on n’y retrouve aucun des musiciens de la veille. En attendant l’ouverture du PONEC, haut lieu de la danse contemporaine à Prague, je brûle les minutes au Muffin Concept, petit salon de thé douillet – havre bercé de vieux swing des années 1940 – qui tranche avec l’environnement peu hospitalier de rails et de voies rapides. Dans « Guide », Vera Ondrasikova propose une performance ultra techno qui pousse les effets d’ombre et de lumière jusqu’au wow effect. On aurait apprécié une narration plus percutante et moins de mirroring répétitif, mais il est difficile de ne pas garder la mâchoire ouverte dans une extase visuelle pendant la totalité de la chorégraphie. Avec « Swish », Tereza Hradilkova nous convie à une transe envoûtante : sur fond de guitare à effets et saturée jouée en live par Filip Misek, voici une quête de la mémoire et de l’enfance en 38 minutes de corde à sauter non-stop poussée jusqu’à l’effondrement du corps. Intense et troublant. Un sentiment partagé après la représentation de « Resolution », de Jana Vrana, au théâtre alternatif NoD, en plein centre-ville : de la « danse audiovisuelle » millimétrée et haletante qui se joue des codes de la modernité.
Avant les retrouvailles avec le studio Alta, le samedi soir, je découvre un endroit étrange. Passé les portes d’un immeuble lambda, il y a de quoi s’interroger devant l’escalier moche qui plonge sous le béton : entrée d’un bowling clandestin ? Club échangiste interlope ? En réalité : le théâtre Alfred ve dvore, remarquable petit lieu de création contemporaine où s’agitent ce soir-là deux performers barrés, Halka Tresnakova (dotée d’un physique détonant dont elle joue avec flegme et grâce) et Laszlo Fulop. Défiant les lois du bon sens, décalant vers l’absurde chaque geste et chaque parole, ils mettent en scène avec « Plan B » un burlesque visuel aussi drôle qu’irritant. Après cet étrange spectacle, il ne reste plus qu’à aller s’échauffer sur le dance floor du centre du festival. Dans un coin, un DJ affûte ses platines. Dans un autre, une machine à pop-corn. À l’étage, le chat minaude de canapé en canapé. Et le logo de Mala Inventura, un poussin jaune tout droit sorti d’un trip à l’acide, surplombe le café, avec son slogan « Divadlo je dneska hlavne o lasce » : « Le théâtre aujourd’hui, c’est surtout de l’amour. »
Festival Mala Inventura, Prague, du 22 février au 1er mars 2017