Festival D-CAF : printemps arabe


Dans la foulée du festival On Marche à Marrakech, nous arrivons au petit matin dans une ville du Caire chaude et polluée. Mais pleine d’énergie à revendre en dépit d’un contexte politique étouffant. En témoignent les trois semaines du Downtown Contemporary Arts Festival – D-CAF – principal festival contemporain d’Egypte.

Dans une contre-allée de Sherif Street, en plein centre-ville, on peut chercher longtemps le lieu du El Warsha Theatre : aucune indication ne renseigne la présence du théâtre, planqué au troisième étage d’un immeuble quelconque. Le festival a choisi de ne pas inclure ce spectacle dans son programme papier, par crainte de la censure. C’est que El Warsha est, depuis sa création en 1987, à l’avant-garde d’un théâtre social et politique. Ainsi « Les Petites Chambres » du Syrien Waël Qaddour, mis en scène par Hassan El Geretly, campe une suffocante ambiance bergmanienne à la sauce égyptienne. La démarche d’El Warsha est proche de celle du D-CAF cette année, qui interroge la mémoire : « Le processus créatif est une question de voyage, de chemin qui maintient dans le présent un dialogue entre le passé et le futur. » Créé en 2017, repris au FAB à Bordeaux à l’automne, « Before the revolution » d’Ahmed El Attar est une courte pièce minimaliste, conceptuelle et beckettienne, qui fait le pont entre l’Egypte d’avant et après 2011. C’est un collage de séquences orales tirées de la pop culture aussi bien que d’actualités politiques de l’époque (assassinat de Farag Foda ou attaques terroristes à Charm el-Cheikh) qui, assemblées, constituent la trame sur laquelle vient se poser, avec force mais lenteur, les changements sociaux provoqués par la révolution. La proposition, présentée au Townhouse Rawabet, est volontiers anti-émotionnelle, tient davantage de l’exercice formel, mais est transcendée par le plateau pour donner une dimension cathartique à ce témoignage fondamental sur la société égyptienne. Jusqu’à quelques jours avant les représentations, celles-ci n’étaient pas garanties, à cause d’une tentative de censure par les autorités politiques exigeant la suppression de cinq scènes, ce à quoi s’est toujours refusé El Attar, avant d’obtenir gain de cause.

Nettement moins polémique mais tout aussi politique, dans la cour du Goethe Institut, un showcase de courtes pièces chorégraphiques présente notamment un focus sur les arts scéniques et le handicap avec « Trolleys » de l’Australien Shaun Parker ou « Dedicated to… » de l’Ecossaise Caroline Bowditch, le projet transeuropéen « Shapers » (que l’on avait pu voir à On Marche en 2017), ou encore « Square One », de Tara Brandel, qui s’inscrit dans une thématique de célébration des femmes. Selon les mots introductifs d’Ahmed El Attar, « Nous dédions cette édition du D-CAF aux épouses, amoureuses, sœurs, meilleures amies, filles et mères de nos vies. Elles sont sans aucun doute notre seul espoir de salut. » Moins spectaculaire, mais plus émouvant et intime, « As Far As My Fingertips Take Me » est un autre travail sur la mémoire : Basel Zaraa, réfugié palestinien dirigé par Tania El Khoury dans une petite proposition de dix minutes, raconte son histoire, que I/O avait déjà pu entendre à Latitudes Contemporaines et au Belluard Festival l’année dernière. Un casque audio, un fond musical et une trace sous la forme d’un tatouage au henné sur notre bras gauche tendu dans un orifice au milieu d’une paroi blanche : un superbe moment de grâce simple et charnel, de transmission d’une mémoire par la peau.

Les ponts entre le D-CAF et On Marche sont nombreux, à commencer par le programme des chorégraphes arabes émergents, dont la curation a été assurée par Nedjma Hadj Benchelabi. Le focus comporte quatre propositions, parmi lesquelles celle du Tunisien Hamdi Dridi, tout juste sorti de résidence à Montpellier Danse. Le programme biennal Arab Arts Focus (AAF), lancé en 2014, soutient également le travail de Youness Atbane, que l’on avait découvert à l’occasion du festival On Marche à Marrakech en 2017. Comme dans « Les Architectes », autre morceau de sa trilogie, « Second Copy : 2045 », présenté ici dans un étage de l’ancien consulat français, est un méta-travail sur l’état de la création contemporaine au Maroc et dans les pays arabes en général. Mais c’est plus largement une satire drôle et décalée du marché de l’art, utilisant un dispositif uchronique pour tisser une narration absurde mais qui vise juste. Derrière l’humour à trois bandes et le minimalisme abstrait qui reproduit et détourne les codes du spectacle vivant contemporain, Atbane invite à une prise de conscience essentielle sur les enjeux artistiques et politiques secouant nos sociétés. Une performance aussi mentale qu’organique, originale et intelligente, qui résonne particulièrement dans le contexte artistico-politique égyptien. Car le D-CAF c’est d’abord cela : un sas, même éphémère, de créativité et de liberté.