Dans la petite bourgade de Villerville — là où Gabin et Belmondo s’écharpaient amoureusement dans « Un Singe en Hiver » il y a plus de 50 ans — Alain Desnot organise depuis 2014 un joyeux succédané de propositions « in situ ».
« In situ » : voilà une formule topologique qui a un vent de théâtre en poupe… Faut-il y voir un souffle réformateur sur l’institution ? Fort d’une garde rapprochée et fertile — Lyncéus Festival à Binic (Côtes D’Armor), Festival Pampa à Port-Sainte-Foy-et-Ponchapt (Dordogne), Festival du NTP à Fontaine-Guérin (Maine-et-Loire) parmi d’autres — le mouvement arrange heureusement un vivier d’artistes qui s’inventent à l’envers ou à l’orée des institutions. Car si le théâtre « in situ » se veut flexible et autonome, il continue parfois son aventure dans les boîtes noires ; la trahit ? Ladite formule est en tout cas plaisante à gloser : être « sur place », « se situer » dans un territoire, créer des « situations »… Oeuvrer au présent du lieu, quitte à oublier la tournée. L’événement prime sur sa conservation : nous voilà presque situationnistes (les mêmes qui opposaient pourtant situation et art). Début août, Romain de Becdelievre consacrait une table d’été sur France Culture au festivals « in situ ». Est-ce bien l’heure d’une « deuxième décentralisation » ? — se demandait-on énergiquement. Encore une formule (très loin de la pensée situationniste cette fois) ; Alain Desnot, directeur d’ « Un Festival À Villerville », la valide et l’encourage.
Charmé par le festival de Villeréal, là-bas où les noms de Creuzevault ou de Candel respiraient encore la découverte, Desnot aura, lui, installé sa lunette de ciel théâtral entre Deauville et Honfleur. Souhaitant « ressourcer l’idée de festival », il veut combiner « haute exigence artistique » et « fort ancrage territorial » : les artistes disposent ainsi de 15 jours de résidence de création dans leur lieu. « Un Festival à Villerville » est un événement à taille humaine, où de jeunes metteurs en scène — pour la plupart repérés par Desnot après leur sorties d’écoles — saisissent l’exercice à bras le corps : garage, casino, château, chalet… Autant d’endroits insolites qui s’encanaillent en métamorphoses : les voilà maintenant lieux de répétition et de représentation. Résultat ? Petite jauge abrite de grandes fictions ; car quelle énergie se dégage d’un lieu où trente ou cinquante spectateurs prennent le temps du regard, lorsque des murs quotidiens s’étrangéifient par magie ! Alors, que retenir d’« Un Festival À la Villerville » édition 2018 au coeur de la vague « in situ » ?
Une indéniable prise de risque d’abord, en témoigne l’inégalité bienvenue des propositions, parfois très vertes… Tandis que d’autres auront déjà roulé leur bosse : « Conseil de Classe » de Geoffrey Rouge-Carassat, par exemple, débarquait fraîchement d’un succès au Théâtre de Belleville puis au OFF d’Avignon. En tout, le Festival aura déroulé neuf spectacles : parmi eux, « Le Jour des meurtres dans l’histoire d’Hamlet que Morgane Fourcault », avec les compagnons de route de Patrick Pineau (qui devait originellement assurer la mise en scène), illumine d’un rugissement d’esthète. On se souvient notamment des lumières qui s’entrechoquent, de la plus vétuste (chandeliers de bougies) à la plus technologique, en passant par l’halogène, dont la rencontre avec la LED trace des points de fuite noirs et verdâtre derrière les corps de Claudius et d’Hamlet : deux mondes qui ne comprennent pas, voués à s’autodétruire… La friction est dialectique sur le plateau : le temps koltésien fracasse le temps shakespearien en cinq actes convulsifs ; ne reste qu’Hamlet, flèche contre le temps, qui s’élève, en vain, contre l’ordre royal… On connaît la chanson, elle est toujours aussi belle : Hamlet est le poison, le monstre contre-nature à l’incoercible destin, brutalement interprété par l’excellent Selim Zahrani.
Mais il faut dire que Villerville, cette année, conserve la tendre saveur d’un spectacle : il s’agit des « Miraux», mis en scène par Renaud Triffault dans un chalet avec vue sur mer. Une écriture dense mais lapidaire — qui n’est pas sans rappeler les textes de Guillaume Poix — s’acoquinant avec l’eschatologie… La fin du monde depuis le huis-clos naturaliste d’une maison paysanne, où l’effluve d’oignon râpe l’oeil. Triffault peint le drame en mineur : bugs, absences, réplique dérobée… Aucun discours ou didactisme : « Les Miraux » propose une praxis de l’eschatologie ; des comportements de fin du monde. Va-t-on pareillement à la cave ? Boit-on encore son café ? A-t-il d’ailleurs le même goût pour le personnage ? — dirait-on dans une veine bondienne. La distinction entre « ce qui se passe » et « ce qui arrive » opère : d’un côté le couple Renaud Triffault-Ludivine Bluche pris en étau entre leurs économies branlantes et leurs velléités fécondes d’avenir (« ce qui se passe ») et de l’autre, une marée qui dégénère à l’horizon, et Triffault accumulant des stocks de nourriture en silence, qui commande un congélateur et une chaudière : pourquoi ? « Ce qui arrive » oeuvre insidieusement. Bien sûr, l’événement inévitable l’emporte sur leur histoire : le grand dévoilement va perforer le chalet à haute pression, comme à travers un judas.
« Les Miraux », cru 2018 de Villerville, est particulièrement cohérent avec la direction d’Alain Desnot : des acteurs puissants au service de l’humilité. C’est-à-dire : la simplicité (qui est loin d’être facile) et l’humus : la terre, le territoire donc. Alain Desnot, qui a travaillé au Festival d’Avignon et au Festival d’Automne, se tient pourtant loin des formats des grands festivals ; juste et belle idée, qui permet à des bijoux comme « Les Miraux » d’exister — explosifs et inattendus. Un vent de fraîcheur souffle en Normandie.