Pedro Penim, perturbateur de la mélancolie

Pedro Penim, acteur, auteur et metteur en scène, s’est fait connaître au Portugal avec son collectif Teatro Praga (« théâtre fléau » en portugais). Je l’ai arraché aux répétitions de son prochain spectacle dans une vénérable et vétuste bâtisse du vieux Lisbonne pour en savoir plus sur ce malaise européen dont parle « Before ».

Le Teatro Praga vient présenter son travail aux Chantiers d’Europe pour la cinquième année – vous êtes déjà des anciens du festival ! Cette participation assidue à une rencontre européenne a une portée particulière pour vous ?
C’est à chaque fois l’occasion d’une confrontation intense avec un public qui nous suit depuis plusieurs années maintenant, ce qui est unique – à Lisbonne, la critique théâtrale est à l’agonie, tandis qu’à Paris il y a une effervescence d’opinions, de réactions, des spectateurs comme de la presse. Le théâtre semble importer, être au cœur de la vie culturelle. Cela nous nourrit beaucoup, c’est même vital.

Le spectacle « Before » parle d’une maladie européenne qui lui serait fatale, la mélancolie, selon laquelle tout aurait été mieux avant… D’où t’est venue cette idée ?
J’ai écrit la pièce entre Lisbonne et Istanbul, mes deux maisons. Quand je me suis installé à Istanbul, j’ai découvert le sentiment caractéristique de cette ville transcontinentale, le hüzün, qui s’apparente à la saudade, la mélancolie portugaise. Entre Istanbul et Lisbonne semble couler cette nostalgie commune envers un passé d’abondance, de puissance. Dans les deux villes, on continue à vivre comme dans les ruines de ce passé glorieux, cernés par ses vestiges. De même, quand on parle de l’actualité, on cherche systématiquement des références antérieures, comme si pour comprendre ce qui nous arrivait il fallait regarder en arrière, toujours plus loin. Ce mouvement de régression perpétuel a fini par me paraître amusant. La question que pose le spectacle est : où est-ce que ça s’arrête ?

D’où le duel entre un dinosaure et un psy ?
J’ai pensé la pièce comme une session de thérapie où l’on parle du passé pour résoudre le présent… Dans cette relation, chacun défend un point de vue. Le dinosaure remonte toujours plus loin dans le temps pour montrer qu’« avant, c’était mieux ». Mais ce geste commun n’est pas forcément curatif, ni exact. On finit par regarder le passé à travers un filtre – comme sur Instagram, on supprime ce qu’on n’aime pas, ce qu’on ne veut pas voir, et il nous reste l’image manipulée d’une chose qui n’a jamais existé, mais dont on se dit « comme c’était bien ! ».

C’est une attitude générationnelle, une dégénération postmoderne ?
Non, toutes les générations ont fait ça, cette nostalgie – fictionnelle ou pas – a toujours été là, et au-delà des frontières ! D’où l’idée d’« atlas de la mélancolie » : quantité de villes européennes ont cultivé ce sentiment. En face, celui qui joue le thérapeute tire vers le présent, tente de montrer qu’il s’agit d’un symptôme, partagé par tous dans toutes les cultures – l’envie de revenir en arrière, et en même temps, dans un élan contradictoire, de vivre le présent, de profiter de l’instant. À force de regretter le passé, on finit par passer à côté de ce qui se passe « ici maintenant ». Cette tension paradoxale est aussi une métaphore du théâtre, en tant qu’art qui régurgite constamment des textes et des références du passé, tout en étant un art vivant, de l’instant, dont la temporalité est celle de la performance. La pièce « Before » se situe dans cette duplicité.

Ça parle aussi de ton parcours de metteur en scène, marqué par l’écriture de textes originaux, à partir du travail au plateau, sans se priver des textes du répertoire ?
Mon travail avec le collectif Teatro Praga est effectivement traversé par cette tension : regarder en arrière, mais s’inscrire le plus intensément possible dans le moment présent. Quand on va chercher un texte du répertoire, c’est pour faire entendre notre voix, sans notion de reproduction des classiques ou de respect pour l’auteur. Mais la majorité de nos pièces sont écrites en collectif, de façon collaborative, ce qui nous donne une plus grande liberté.