(c) Pierre Planchenault

Dans son livre « Il Neobarocco: forma e dinamiche della cultura contemporanea », le sémiologue italien Omar Calabrese décrit deux procédés courants dans l’art contemporain : le détail et le fragment. Le premier peut être apprécié et compris seulement par rapport à l’œuvre d’où il est tiré. Par contre, le fragment ne serait qu’une partie arrachée d’une œuvre, une espèce de fracture, incomplète. Il aiguise chez le spectateur le désir de retrouver la totalité, de combler ce manque que nous inspire le fragment. Paradoxalement, le fragment devient ainsi une œuvre artistique en soi. Le détail est donc une reconstitution ; le fragment, une reconstruction.

Ce couple de termes dialectiques et interdépendants décrits par Calabrese vient inévitablement à l’esprit lorsqu’on assiste au festival Trente Trente à Bordeaux. Dans sa 15e édition, ces « rencontres de la forme courte » rassemblent des artistes et des performeurs de tous horizons : le cirque, la musique, la performance, l’installation, le théâtre et la danse. On pourrait dire ainsi que Trente Trente est justement une ode au fragment : chaque spectacle n’est qu’une étincelle venue d’un feu inconnu, qui brille pourtant de sa propre lumière et réussit à nous intéresser et à nous émerveiller.

Jean-Luc Terrade, metteur en scène et directeur artistique du festival, s’est donné pour mission non seulement de réunir une série de spectacles courts qui auraient peut-être du mal à être programmés ailleurs, mais aussi de proposer une programmation très variée et audacieuse, dans laquelle genres et styles se mélangent et jouent avec les limites du possible. Artistes émergents et consacrés, régionaux et internationaux se côtoient dans le cadre de ce festival. Les spectateurs font leur choix parmi une trentaine de performances et peuvent aussi sélectionner des formules avec plusieurs spectacles (allant jusqu’à huit en week-end) dans différents endroits de la ville. Cette pérégrination semble éventuellement fatigante, mais le fait de changer constamment de style et de genre ainsi que de lieu permet aux spectateurs de passer d’un fragment à l’autre en aiguisant leur curiosité. En plus, il y a aussi une dramaturgie très cohérente derrière chaque parcours, qui lui donne une certaine logique, tout en restant fragmentaire. Chaque performance, dans son style, provoque des réactions distinctes chez les spectateurs. De l’outrance à l’empathie, de l’humour à la gravité, tout est possible dans un même parcours.

Malgré cette diversité artistique très bienvenue, la qualité des différents spectacles est un peu inégale. Nous avons évidemment des pièces et performances tout à fait remarquables, qui construisent des univers uniques et particuliers. Parmi les travaux les plus marquants du Trente Trente, il faudrait mentionner « Ode to the Attempt », de Jan Martens (que I/O avait déjà vu à BoCA à Lisbonne en 2017), une ode bien loufoque à la tentative, procédé courant dans la création artistique. La performance de la compagnie Androphyne « Dust Devils », qualifiée par ses créateurs d’« objet chorégraphique non identifié », a aussi le mérite de l’originalité. La danseuse Marine Wroniszewski, confinée dans une espèce d’aquarium géant, propose une série de gestes simples, mais très puissants, entourée de fumée et accompagnée d’une musique un peu moins originale (on distingue assez vite le rythme saccadé et oppressif de « Rectum », chanson tirée de la bande-son d’« Irréversible », de Gaspar Noé).

La séquence proposée ensuite par Mathieu Grenier et Eyal Bor Carral dans le Marché de Lerme est assez prometteuse, mais peut-être moins intéressante dans sa réalisation. Il s’agit d’un spectacle à duo : d’une part, un concert a cappella pour cinq chanteurs-performeurs, et de l’autre un jongleur. Le travail technique de Grenier et de Bor Carral est impeccable, mais la mise en espace beaucoup moins soignée. On a l’impression que les deux performances sont collées l’une à l’autre, sans aucune logique dramaturgique. La création de Yan Allegret et de sa compagnie (&) So Weiter, « On prend le ciel et on le coud à la terre » – d’ailleurs une des seules pièces de théâtre de toute la programmation –, a à peu près le même problème : le texte, signé Christian Bobin, se perd dans une mise en scène très peu dynamique.

Quoique certains choix de programmation soient moins séduisants que d’autres, l’idée même du festival est assez passionnante, vu les questions qu’elle nous pose en tant que spectateurs. Dans une logique de consommation, où le public paie un prix pour un produit d’une certaine durée et d’une certaine consistance (peu importe ce que l’on entend par ce mot-là), le festival Trente Trente se situe dans une autre logique, complètement différente : celle de l’éphémère, de l’instant, de la rupture, de la fragmentation, du détail. Parce que dans l’incomplet, dans la forme courte, on trouve aussi la beauté.

Festival Trente Trente, du 23 janvier au 2 février 2018