Par Victor Inisan et Pierre Lesquelen

 

© Morgan Beaulieu

Sur l’Île du Roi à Val-de-Reuil, tout près de Rouen, se tenait la 4e édition des « Effusions », une parenthèse utopique où s’affairent pendant près d’un mois une centaine d’artistes : acteurs, danseurs, cuisiniers, architectes et scénographes… Résultat : presque 20 spectacles présentés pendant 48 h explosives, qui redorent la notion même de festival.

Tout dans le paysage des « Effusions » devient pour nous allégorie. Les Romantiques naïfs de la première heure (nourris par « Paul et Virginie ») verront les mûres acides qui tapissent les rives royales comme la promesse d’un paradis poétique à venir, quand les plus ténébreux (coiffés de bonnets rouges) fantasmeront dans la moiteur normande des aoûtats la possibilité d’un exil politique, insolent et salvateur. L’île mystérieuse ne s’offre jamais d’elle-même. « Google Maps » grésille autour d’un point aveugle : l’île du Roi est presque aussi introuvable que la voie 9 3/4 et que la chouette d’or. Située quelque part entre la gare suspendue de Val-de-Reuil et l’antique fête médiévale de Léry, seule l’énigmatique « allée du Pont Noir » permet d’avoir accès au site, par-delà les pontons enroncés. Rendons alors à l’Utopie ce qui appartient à Thomas More : « le débarquement avait été rendu si difficile, soit par la nature, soit par l’art » écrivait l’humaniste anglais, prédisant ces affrontements effusifs entre cadres et milieux, accessoires et éléments, projecteurs et feux de camp, qui font de l’espace insulaire des « Effusions » un capricieux territoire de possibles.

« Les Effusions » rentre dans la catégorie des « nouveaux festivals » d’arts vivants, qui aménagent des espaces vibrants de liberté sous le masque, certes un peu plus maussade, d’une précarité économique. C’est pourtant l’éclat d’une manifestation assez courte (48h) qui succède à trois semaines de création (tous les spectacles sont créés sur place dans le temps imparti) et de construction (scènes qui se multiplient chaque année, oeuvres architecturales, installations) dont l’énergie traverse immédiatement le premier venu. Mais qui vient aux « Effusions » y reste : ici, on paie un pass pour les 2 jours, et on dort en tente sur le camping de l’Île du Roi ; on pense au fonctionnement d’un festival de musique. Forcément, l’ambiance électrique va avec : 700 personnes environ se mêlent dans une vie utopique, et le théâtre devient une fête, au sens littéral. Voilà que s’ébauche un territoire aux embruns autarciques, dans lequel chaque technicien n’est pas à l’abri de devenir metteur en scène, et vice-versa… « Les Bourlingeurs », collectif fondateur de l’événement, le souhaitent ainsi : décloisonner les corps de métiers, de même qu’une fois sur l’île, le spectateur se sent libre de circuler entre les scènes théâtrales, chorégraphiques et musicales (boîtes noires, chapiteau, scènes en plein air…), traversant alors tous les espaces de représentations possibles, de la friche à l’expérimentation architecturale, de la familiarité des guinguettes à l’énigme des forêts. Le terme « entre » prend tout son sens, puisque « Les Effusions » réussit le pari du festivalier : faire vivre l’ensemble des espaces intermédiaires (terrains de sport, camping, lieux de restauration) qui tracent une cartographie aussi magique qu’éphémère. En fin de compte, personne n’est réellement spectateur, car personne ne choisit ses spectacles à la carte (les horaires ne sont révélés qu’une fois sur place) : c’est une fois entouré par les deux bras de L’Eure que tout s’invente.

© Camille Padilla

Désobéir aux lois habituelles du geste créateur (qu’elles soient temporelles ou marchandes, puisqu’aucun spectacle n’est crée ici dans l’optique d’une diffusion obligatoire) donne de vraies heures politiques à l’art vivant. Cette année, la performance de Nina Villanova vaguement inspirée par Marielle Macé (créée par Clément Baudouin avec Mathilde Roux, Sébastien Lemarchand et Adrien Vullo), et celle de Polipus Polipus, collectage de vignettes aussi éphémères qu’une allumette, répondaient judicieusement à l’appel. Deux propositions anti-spectaculaires, qui redonnent place au silence et à la sensation vraie de l’espace. « Nous habitons les ruines, mais… » est une méditation adressée, une trajectoire énigmatique vers l’habitat qui mêle registres et régimes de réalité, élaborée sans artifice autour d’un arbre déchu par la tempête de juillet. Authentique source de déréalisation, la forêt nocturne diffuse la parole onirique, lorsque le fantasme anachronique d’une danse galante rejoint la brutalité de l’espace (simplement découpé par les magnifiques éclairages de Sébastien Lemarchand.) Dans le premier mouvement des « Vies élastiques » initié par Yannick Gonzalez et Maelys Rebuttini, la collapsologie du désuet artistique (à grand renfort de synthétiseurs et de magnétophones) rencontre l’énigme suggestive du poème et des corps. Dans ces deux performances, c’est un rapport sensible au monde qui se reconfigure par une déprise manifeste de l’espace scénique : de la boîte noire du Dancing aux strates boisées, c’est moins le rapport frontal qui est perturbé que la scénographie elle-même, la scène redevenant un authentique milieu grâce à la spontanéité du geste créatif.