Katerina Andreou

© Pierre Planchenault

Il y a quelques années disparaissait à Bordeaux le Festival Sigma qui fut, pour toute une génération, le symbole de l’avant-garde culturelle. Roger Lafosse, avec le soutien du maire Jacques Chaban-Delmas, voulait alors, au travers de diverses propositions croisant tous les arts, faire « une semaine de carnaval dans une ville endormie ». Comme l’écrivait alors René Quinson dans « Combat », en 1969, « il fallait être inconscient ou bien avoir le goût des paris stupides pour organiser dans la ville la plus bourgeoise de France, une semaine consacrée aux arts et tendances contemporaines sous le titre de Sigma ». Pourquoi, me direz-vous, un si long préambule pour évoquer un festival disparu il y a vingt-cinq ans et qui n’est plus qu’un lointain souvenir dans la mémoire des Bordelais ? Parce que tous les amateurs d’art vivant, dont j’étais alors un des jeunes spécimens, restèrent orphelins, ruminant leur rage à l’encontre de celui qui avait mis fin à l’utopie bordelaise. Et, par une heureuse rencontre, voilà que nous découvrons, bien tardivement hélas, ce Festival Trente Trente initié par la Compagnie Les Marches de l’Été et par son metteur en scène Jean-Luc Terrade. Nous nous y sommes plongé sans nostalgie aucune mais avec une envie immense, espérant retrouver cette étincelle de « Sigma » qui alluma en nous jadis le feu de la passion théâtrale.

« Le théâtre n’est pas fait pour nous distraire de notre époque et de nos problèmes ; le théâtre est fait pour nous inquiéter, nous déranger. » Ces mots, ceux de Claude Régy en 1997, choisis par Jean-Luc Terrade pour présenter cette dix-septième édition, auraient pu être prononcés par Roger Lafosse. Si l’époque a changé, le monde demeure « un immense atelier où, dans le chaos apparent, se mêlent la science, l’art, la technique, les idées ». Trente Trente ne revendique pas une place à l’avant-garde. Il n’y a plus de Chaban-Delmas aujourd’hui et la frilosité prudente des financeurs étouffe la liberté qui, comme le rappelle justement Jean-Luc Terrade, demeure toute relative. L’immense richesse de ce festival, qui propose une trentaine de spectacles, dont une dizaine de créations, est de laisser une place importante à la génération émergente. Trente Trente est un laboratoire de l’art vivant où s’opère une alchimie entre toutes les formes (courtes), de la musique au cirque en passant par le théâtre, le cinéma, la danse, les installations sonores et artistiques, les performances. L’abolition des frontières entre toutes les formes d’art, qui relevait, il y a quelques années encore, de l’avant-garde, est aujourd’hui pleinement acceptée et admise. Le festival réussit cependant à éviter le gouffre de la consensualité pour retrouver cette énigmatique odeur de souffre qui envahissait, chaque année, les rues de Bordeaux durant une semaine au mois d’octobre.

Il faut aussi admettre que privilégier la forme courte à une époque où beaucoup de dramaturges et metteurs en scène diluent les arts scéniques dans un salmigondis spectaculaire, vain et ennuyeux ne pouvait qu’emporter notre adhésion. La concentration de l’énergie, au sens grec du terme, dans des propositions qui ne dépassent pas quarante-cinq minutes fait souffler un vent de fraîcheur sur la création. Pas de place pour l’ennui. Sont ainsi proposés, par exemple, divers parcours au cours desquels on est invité à déambuler dans la ville. Le spectateur se fait, à l’instar du poète baudelairien, flâneur et, d’un pas alerte, traverse différents lieux rarement ouverts au public. De loin en loin, comme un écho, toutes ces performances, qu’elles soient visuelles, dansées, sonores, théâtrales, se répondent et dessinent un curieux panorama des arts scéniques de notre temps. Les contradictions, les oppositions génèrent ici un sens et le démultiplient. Les questions d’identité traversent le travail dansé de Katerina Andreou (« BSTRD ») ou de la fascinante Meytal Blanaru (« Rain »). Mais tandis que la première travaille un matériau brut et sonore où le corps, traversé, pendant quarante-deux minutes, de spasmes, se fait caisse de résonance de tous les êtres, hommes ou femmes, la seconde ancre ses pieds dans le sol mettant en branle uniquement le haut de son corps au gré du souvenir qui monte en elle. De la même manière, quand un Armancio Gonzalez (dirigé par Carlotta Sagna, dans « Blue Prince Black Sheep ») s’affranchit de la danse classique et de ses codes rigides en maltraitant ces pointes qu’il a su apprivoiser et dont il se joue maintenant, les « Filles mal gardées » d’Anthony Egéa transforment ces mêmes pointes en armes affûtées qui viennent cisailler et frapper le sol du ring dans lequel elles évoluent. Au milieu de cette tempête, des moments de pure poésie viennent enlever notre esprit. Le chorégraphe Michaël Allibert et le plasticien Jérôme Grivel (Trucmuche Cie) accompagnés de Sandra Rivière, grâce à une structure métallique hérissée de reposoirs, dessinent, en une suspension infinie où les corps se dénudent peu à peu, l’image kaléidoscopique d’un Icare figé dans sa chute. À quelques pas de là se déroule une étrange cérémonie. Dans la grande halle des Chartrons, envahie par l’odeur entêtante de fleurs fraîchement coupées, un corps aux pieds et mains liés et au corps lardé de cordes est préparé. Librement inspirée par le travail du photographe et plasticien brésilien Fabio Da Motta autour du bondage, la performance « Desire’s series #1 » bouscule les spectateurs. Devant les mouvements incohérents et soudains de ce corps bizarrement mû par un désir proche de la transe, ils dessinent, en fuyant, un étonnant ballet sous les ogives métalliques du marché des Chartrons tandis qu’éclatent les notes triomphantes des « Indes galantes ».

Éloignons-nous du centre de Bordeaux pour gagner les « Terres Neuves », à la périphérie de la cité girondine. Dans la nuit de Bègles, sous l’immense chapiteau d’un cirque déserté par les clowns et autres dresseurs d’animaux sauvages, tandis que le corps puissamment beau d’Hemda affronte, dans un colloque sentimental fait de haine et d’attirance, l’élégance bondissante et souriante d’Amir dans leur duo circassien, « Zoog » (« couple », en hébreu), on se laisse emporter par la poésie de l’acrobate Piergiorgio Milano, qui nous entraîne dans l’absurdité d’un rêve trépidant dont le corps devient le jouet. Et que dire de cette scène étonnante d’ouverture du trio de « Naïf Production », dans leur performance autour de « La mécanique des ombres », qui, dans le clair-obscur d’une lumière brillamment orchestrée par Pauline Guyonnet, nous laisse entrevoir un tronc monstrueusement humain animé par une force presque démoniaque !

Arrêtons-nous ici. Il y aurait encore mille choses à dire sur cette parenthèse bordelaise. Nous sommes désormais convaincu que la brièveté est la reine des vertus. Ne pas tout montrer, ne pas tout dire, et laisser place à la rêverie et à l’imagination, telle semble être la principale leçon de ce beau festival auquel Jean-Luc Terrade désire désormais redonner la puissance sulfureuse de ses débuts. Nous guetterons avec impatience la prochaine explosion.