Dans le cadre du Festival des Arts de Bordeaux, l’opéra accueillait, dans son petit écrin de stuc et d’or, deux œuvres construites comme un élégant diptyque : la tragédie lyrique de Francis Poulenc « La Voix humaine », créée en 1959 à partir du monologue de Jean Cocteau à laquelle répondait, dans une seconde partie renversante, l’opéra en un acte de Thierry Escaich, « Point d’orgue », créé en mars 2021 au Théâtre des Champs-Élysées sur un livret d’Olivier Py qui signe la mise en scène de l’ensemble.
« La scène est une chambre de meurtre » écrit Cocteau dans la didascalie initiale de sa pièce pour une voix. Elle, le personnage féminin, parle, seule, à son amant au bout du fil. Ce dernier s’apprête à épouser une autre femme le lendemain tandis qu’Elle proclame : « Voilà cinq ans que je vis de toi ». Le décor est planté et les tentures rouges de la chambre, exacerbées par le jeu fabuleux des lumières orchestré par Bertrand Killy, rappellent le sacrifice de celle qui a la voix de son amant autour de son cou. Les plus désespérés des chants ne sont-ils pas les plus beaux ? La voix claire et étincelante d’Anne-Catherine Gillet fait exister la femme sans nom. Sa voix résonne dans cette chambre aux portes condamnées, perchée en hauteur, renforçant ainsi cette impression d’incommunicabilité entre le monde des morts et celui des vivants. À l’instar d’Ophélia, représentée sur le tableau accroché dans cette chambre mortuaire, la femme aimée puis abandonnée flotte comme un grand lys rouge et noir dans le décor tournant, à la fois roue de Fortune et pendule du Temps. David Lynch n’est pas loin lorsque les lumières se troublent et que les fantômes de l’amant et de ses démons passent sous le pâle halo des réverbères. Notons que la réussite de cette première partie, si elle doit beaucoup au talent et à la parfaite entente d’Olivier Py, de Bertrand Killy et de Pierre-André Weitz, est aussi le fait du chef Pierre Dumoussaud dirigeant un orchestre national de Bordeaux Aquitaine particulièrement inspiré qui, depuis la fosse, a envahi les loges surplombant le plateau et nous convie au cœur de cette étonnante cérémonie des adieux.
À la mélancolie profonde de la femme répond, dans une deuxième partie construite en contrepoint, l’angoisse de l’homme moderne en proie à son démon. Lui, l’homme aux mille silences de « La Voix humaine », celui qui n’était que points de suspension dans le texte de Cocteau, prend corps en la personne du baryton Jean-Sébastien Bou et de son double maléfique, le ténor Cyrille Dubois. Olivier Py, dont le livret n’est pas sans rappeler son « Faust nocturne » mettant en scène un écrivain malheureux enfermé dans sa chambre avec un ancien amant jouant le rôle du rabatteur, malmène les corps des chanteurs brinquebalés dans le décor chancelant et parvient pourtant à faire scintiller les voix. Celle de Jean-Sébastien Bou, puissante dans la colère et pleine de nuances dans la mélancolie, lutte de plain pied avec celle, virtuose, du jeune ténor démoniaque parodiant par moment les plaintes aiguës de la femme dans une tessiture proche du contralto.
Notre siècle est un siècle d’angoisses illusoires où l’homme se demande si les dieux ne le jalousent pas tout en se fracassant la tête sur les murs d’un bonheur chimérique et vain. Thierry Escaich et Olivier Py l’ont parfaitement saisi, et la dissonance de cette seconde pièce, où règne le Chaos, nous le fait entendre. « Le bonheur, c’est assez simple, ce n’est qu’un visage », souffle le personnage méphistophélique. Le bonheur, ce soir-là, c’étaient ces trois voix qui, malgré tout, ont vaincu le Chaos.