Le Lac des Cygnes de l’Eolienne (c) Albanne photographe

1ère claque : découvrir la BIAC, ce nouveau rendez-vous (4e édition) des arts du cirque, qui agite la région PACA pendant un mois tous les deux hivers. De chapiteaux en esplanades, de la Cité des arts de la rue à la Criée, du Vieux-Port de Marseille à Antibes, Arles et Grasse, le festival accueille la scène circassienne actuelle dans sa diversité. Surtout, découvrir la BIAC en pleine crise sanitaire – du moins ce qui en a été sauvé cette année, puisque le vaste programme initialement prévu (78 spectacles tout public dont 37 créations) a finalement été réduit à 21 spectacles en première mondiale et 6 tables-rondes, réservés aux professionnels du spectacle et à la presse, en jauges limitées. Un coup dur pour les artistes et pour les organisateurs, qui ont maintenu ces rencontres professionnelles au forceps. Pour nous qui avons eu le privilège d’y assister, en cette période de suspension quasi totale de la vie culturelle, le vertige et l’enchantement étaient à leur comble.

2e claque :  entrevoir (modestement, pour les raisons susmentionnées) ce champ en pleine ébullition qu’est le « cirque contemporain », défendu par les directeurs artistiques d’Archaos, Pôle National Cirque, qui organise le festival. Ce qui frappe, c’est l’éclectisme de cet art, qui, depuis les années 1970, réinvestit le savoir-faire du cirque traditionnel dans des formes dramaturgiques contemporaines. Le clown, le trapèze et l’acrobatie y côtoient la danse, la vidéo, les musiques actuelles ou l’opéra, avec une inventivité qui ne peut qu’émerveiller le néophyte, qui se dit, souffrant déjà d’avoir manqué 50 ans de création : pourquoi je n’ai pas connu ça avant ? Autre intérêt de cette discipline « émergente » (encore trop peu reconnue par les pouvoirs publics d’après les organisateurs) : elle reformule en ses termes les enjeux propres à tout art en construction. Quel répertoire, quelles archives, quel patrimoine pour le nouveau cirque ? Comment défendre la place des femmes (déjà remarquablement importante en comparaison des disciplines voisines) dans la création ? Comment former les élèves ? Chapiteau ou salle de spectacle, roulotte ou hôtel ? Autant de questions cruciales et stimulantes ardemment discutées lors des tables-rondes qui ont essaimé ces rencontres.

3e claque. Le « Lac des cygnes » de Florence Caillon. Ce moment magique, tant convoité par les passionnés d’art vivant où, en tant que spectateur, on a le sentiment d’assister à la première d’un spectacle important, qui prend au dépourvu et fait en même temps l’effet d’une évidence. C’est ce qui s’est produit avec cette transposition circassienne du ballet de Tchaïkovski, que l’Eolienne revisite en version « miniature » : 5 interprètes, 1h15, plateau nu.

Au commencement est la musique : Florence Caillon (compositrice, metteure en scène et acro-chorégraphe) a écrit le spectacle à partir de la composition musicale, un arrangement très personnel de la partition de Tchaïkovski. Les principaux mouvements du ballet sont mixés et réorchestrés avec des beats et des motifs de musique électronique, expérimentale, world et hip-hop, au son de bouzoukis et de guitares électriques. Cela crée simultanément un effet de familiarité – les thèmes connus reviennent de façon récurrente, comme des échos – et d’étrangeté – on est en terre inconnue.

Ensuite, la forme chorégraphique, hybride, qui entremêle acrobatie, danse contemporaine, ballet et danses de couple, sans parler de la séquence déjantée techno-breakdance qui s’invite en surprise sur le plateau, comme pour manifester le parti-pris fantaisiste et impertinent du spectacle. Les interprètes semblent être allés retrouver le cygne (et ses cousins) dans la nature. La gestuelle et les courbes animales sont incorporées dans une performance inédite, déroutante même, où le corps souple et aérien des danseurs-acrobates semble être possédé par l’oiseau, emporté dans une danse pataude et gracieuse, burlesque et féérique.

Après, la scénographie : le lac sonore, la forme circulaire qui surimpose la piste et le lac, les plumes, les tutus ébouriffés, forment un univers à la fois minimaliste et fantastique (si, si, c’est possible), où tout est suggéré, et où semblent virevolter les symboles et les souvenirs des différentes versions de ce ballet mythique dont est imprégné l’imaginaire collectif.

Enfin, le post-drame des cygnes : la binarité du livret romantique est balayée dans cet hommage audacieux. Corps masculins et féminins, noir et blanc, bien et mal, amour et illusion, communauté et solitude, amour pur et trahison – les rôles et les repères du drame original se troublent pour donner forme à un corps de cygnes changeant, insaisissable, imprévisible, qui célèbre l’amour et la fratern(soror)ité dans leurs ambivalences, fragilités et infinies possibilités. Canard sublime.

Trois claques, donc, et un espoir : que ce spectacle, cet art et ce festival résistent à la crise qui traverse le monde et connaissent une longue vie.