Trente Trente, festival de la forme courte en théâtre, danse et cirque, a réussi malgré la crise à exister, à survivre, devrait-on dire. Seules deux malheureuses annulations sont venues ternir l’ambitieuse programmation de Jean-Luc Terrade qui, après bien des ballotements et des hésitations, a pu maintenir ce festival devenu désormais incontournable à Bordeaux, au cœur de l’hiver.
Après deux ans d’absence, nous avons retrouvé avec un plaisir qu’il serait malvenu de dissimuler les parcours concoctés par l’équipe du festival dans divers lieux du Port de la Lune, que ce soit la Manufacture, l’Atelier des Marches, l’ancien marché des Chartrons et celui de la place de Lerme, le Théâtre des Quatre Saisons à Gradignan, le ChapitÔ à Bègles ou bien un lieu investi récemment par Trente Trente, la Bakery Art Gallery, qui a accueilli la performance de la danseuse Sophie Dalès (Compagnie Wolf).
États du corps
La forme courte impose aux artistes d’atteindre une forme de quintessence artistique qui laisse peu de place aux mots et toute la place aux corps. Cette densité, bien loin d’être une entrave, fait jaillir une nouvelle appréhension du corps au plateau. Qu’il soit en transe ou bien saisi à travers une décomposition des mouvements, qu’il puise son énergie de ce qui l’entoure ou bien qu’il se transforme en monstre étrange et terrifiant, le corps n’est plus simplement un objet de représentation mais devient le lieu même d’une représentation conçue comme performance. L’édifice anatomique est poussé dans ses retranchements jusqu’à entrer dans une transe étincelante et fascinante. À la Manufacture, Leïla Ka (Compagnie Koka) tente ainsi de « se faire la belle » ; les pieds ancrés dans le sol, elle se débat en un terrible combat dans lequel le buste est traversé par des forces qui le dépassent. De la même manière, dans les circonvolutions de Sylvain Julien, accompagné par les merveilleux musiciens de l’ensemble Bab Assalam (« Derviche »), le corps, pris dans les rets du cerceau, entre dans cette circularité des danses marocaines jusqu’à perdre littéralement pied. La carcasse organique, soumise à la déliquescence, devient, sous l’effet conjugué de la poésie et de la musique, ce corps anorganique qu’Artaud-Momo appelait de ses vœux, capable d’exprimer tout ce que les moelles peuvent contenir de possibilité. Il exprime, dans une série de mouvements décomposés, l’intensité de l’être intérieur et l’immensité de l’univers. Sophie Dalès, que Meytal Blanaru et la méthode Feldenkrais ont dû influencer, nous dévoile un corps portant les stigmates d’une âme déchirée dont les derniers feux clignotent à la surface d’un visage désormais éteint. James Batchelor, lui, perdu au milieu du plateau nu de la Halle des Chartrons, n’inscrit pas sa chair étoilée de dessins dans l’univers mais convoque l’univers constellé à la surface de ce corps dont les membres se déplacent aussi doucement, imperceptiblement que notre terre et les astres qui l’entourent.
Ébranler les corps et les âmes
Dans le travail de chorégraphie imaginé par Fabrice Lambert, « Epurrs360 », les deux danseurs de Krump, Wolf (Wilfried Ble) et Cyborg (Alexandre Moreau), s’entrechoquent et se réunissent dans une arène marquée au sol, tel un ring de boxe. Puisant leur énergie de tout ce qui les entoure, de la terre – matérialisée par ce nuage de poussière provoqué par les danseurs à leur entrée sur le ring – comme du public, des éclairages comme des basses profondes de la musique, Wolf et Cyborg symbolisent la puissance d’un corps bousculé, frustré qui jamais cependant ne perd le contrôle et tire de cette frustration une puissance décuplée. L’immense cathédrale de métal dressée par le percussionniste Philippe Foch, dans « Métal Mémoire », au Théâtre des Quatre Saisons, nous est ainsi apparue comme la réalisation matérielle et grandiose de cette puissance chtonienne, alternant entre moments d’apaisement et déchaînement furieux des foudres métalliques, entraînant le corps du musicien et les entrailles des auditeurs dans un dérèglement de tous les sens. Parfois aussi le corps délègue sa puissance. À l’image de Félicie Bazelaire et de David Chiesa qui, dans « Les Bêtes », maltraitent le corps de leurs contrebasses hurlant et hoquetant sous les coups d’archet, Florencia Demestri et Samuel Lefeuvre, dans « Troisième Nature », donnent forme à l’informe, à une matière primaire proche de cette fascinante entité naturelle et intelligente qu’est le Blob. La masse étrange, aux déplacements aléatoires et aux irisations dorées, dévoile peu à peu, dans une sorte d’écorchement anatomique, les nervures vitales qui la composent : deux êtres humains évoluant dans une harmonie parfaite.
Les corps, qu’ils soient de chair ou de bois, qu’ils soient couverts d’argile ou de feu, ont été, durant toute la durée de ce festival, malmenés, bousculés, frappés, cajolés aussi, mais jamais, jamais ils ne furent humiliés ou rabaissés. Si l’inhumanité des monstres d’Olivier de Sagazan (« De la Sainte Face à la Tête Viande »), démiurge tout puissant incarnant magistralement en son corps les maux de notre temps et poussant la recherche de son humanité aux confins de la folie et du danger, a pu ébranler notre conscience, ce n’était que pour mieux faire ressortir, par contraste, l’humanité d’une marionnette de bois nageant dans les profondeurs de l’abîme et rattrapée délicatement par la main salvatrice de Renaud Herbin dans son installation lunaire (« Si le soleil répare »). Dans cette édition de Trente Trente, tout faisait sens. Chacun de ces travaux a ajouté une pierre à l’immense édifice du corps fantasmé, celui d’une société qui fait bloc autour de l’art et de son humanité. Que vive le Festival Trente Trente !