Stefan Kinsman dans “Searching For John” – cie La Frontera © Pierre Bellec

Du 20 au 29 octobre le festival CIRCa – festival du cirque actuel tenait sa 35e édition. Une programmation dense, faisant le grand écart entre les styles, les disciplines, les formats, qui permet de vérifier que les arts du cirque sont capables d’embrasser une gamme très large de sujets et d’émotions, en se nourrissant de l’art dramatique pour mieux le dépasser.

L’écriture s’affine d’année en année, et les circassiens proposent de plus en plus souvent, et de plus en plus jeunes, des dramaturgies complexes, où les niveaux de lecture s’entrecroisent avec finesse. Peut-être le meilleur exemple est-il “Searching for John”, un spectacle d’une poésie rare, qui met aux prises un reclus états-unien, personnage étrange entre beatnik illuminé et pionnier coupé de la civilisation, avec le porche de la cabane en bois qu’il occupe apparemment. Sur ces prémices qui auraient l’air trompeusement minces, Stefan Kinsman construit un univers entier, habité par des présences dont on ne sait si on doit les assigner au monde réel ou à l’imagination malade d’un homme qui a plus de contact avec les choses qu’avec les humains. Au premier degré, Stefan Kinsman parle à ses objets, qui s’animent et qui lui répondent : John la lampe de bureau et Mary la roue Cyr sont ainsi animés de leurs propres mouvement et intention, et on est confondu par la finesse de la manipulation. En même temps, et si on arrive à décrypter les signes, l’artiste nous conduit dans une sorte de road movie immobile au travers de l’histoire de son pays. Un spectacle drôle, imprévisible, très libre et très référencé, qui joue sur un folklore et des codes culturels que tous les spectateurs n’auront peut-être pas, mais bien suffisamment riche au premier degré pour ne décevoir personne. Et, puisque cela reste un spectacle de cirque, il faut mentionner le fait que, pour les quelques minutes qu’il utilise sa roue Cyr, Stefan Kinsman montre une incroyable maîtrise de son instrument, proposant des mouvements rarement vus.

Loin d’être un cas isolé, ce spectacle est encadré par une kyrielle d’autres spectacles à l’écriture incisive, aux thèmes matures, à l’émotion plus rare et plus délicate que le simple ébahissement. Un spectacle comme “Bit by Bit” du collectif Malunés, par exemple, réussit le prodige de ressortir d’un vieux placard le numéro de la mâchoire de fer, pour en faire un spectacle de plus d’une heure d’une drôlerie et d’une intelligence peu communes, avec un soupçon diffus de trouble et d’interdit qui ne laissent pas de surprendre. “La lévitation réelle” est une autre pépite, dans un autre genre, une forme courte ciselée, une bombe à étonnement prête à faire une irruption poétique à tous les coins de rue, quand une voltigeuse fait l’expérience ultime de l’inversion de la pesanteur. “Out of the blue” pose, avec ses deux circassiens-apnéistes immergés dans un aquarium, un univers doux, singulier, décalé, propice au lâcher-prise.

On a surtout été saisi par la détermination et la subtilité avec laquelle certains créateurs et certaines créatrices se confrontent à des sujets sociétaux lourds de tous les traumas qu’ils charrient, pour en faire des spectacles pleins de sensibilité. On a déjà signalé dans I/O “L’empreinte” de L’attraction céleste, qui a confirmé son exceptionnelle qualité, sa capacité à aller chercher en toute délicatesse des émotions fortes et fragiles autour du vieillissement et de la perte des facultés cognitives. “Dori”, du Cirque des Petites Natures, propose le cheminement parallèle de plusieurs niveaux de lecture, par la parole et par le corps, pour adresser à tous les âges un message bienveillant, sans manichéisme, sur la question extrêmement délicate des violences sexuelles faites aux enfants. Dans la même catégorie – que nous n’avons pas vu, mais le festival bruissait de bons échos – “La boîte de Pandore” de la cie Attention Fragile traitait à la fois le thème du viol et celui de la reconstruction.

Ce n’est pas à dire que le cirque de spectacle soit en voie de disparaître : les spectacles explosifs, tout en prouesses et en intensité, n’ont pas disparu, et on en veut pour preuve des propositions comme le très rebelle “Foutoir Céleste” du Cirque Exalté ou le tonitruant “PIC” du Surnatural Orchestra. D’ailleurs, le cirque de recherche n’est pas à la traîne non plus : on pouvait admirer la folle – et toujours étrangement décalée – inventivité de Johann Le Guillerm qui présentait “Terces”, ou le cérébral bien que sensible “Scènes étranges dans la mine d’or” où Elsa Guérin trace des méandres toutes personnelles au travers de l’histoire de l’art, qu’elle relie au corps jonglant et dansant des femmes.

Mais on constate qu’il n’est, définitivement, plus possible de considérer que quelque sujet que ce soit, ou quelque écriture que ce soit, ne soit pas à portée de celles et ceux qui écrivent le cirque contemporain. Belle preuve de maturité, pour une 35e édition ! En même temps que l’équipe, sous l’impulsion de sa nouvelle directrice Stéphanie Bulteau, a retravaillé les espaces de restauration et de fête, pour que publics et artistes puissent se croiser autour d’un verre jusqu’au milieu de la nuit, ce qui n’est pas sans donner un petit coup de jeune côté ambiance…