Du 14 au 27 juin, pour la dernière édition avant l’arrivée (programmée) du chapiteau en dur à la rentrée 2022 et l’attribution (attendue) du label “Pôle national cirque” sans doute courant de l’automne, le festival Le Mans fait son Cirque régalait les amateurs de cirque contemporain avec une programmation qualitative, majoritairement sous chapiteau, que nous avons échantillonnée sur le dernier week-end.
« Foutoir céleste » du Cirque exalté est un shoot survitaminé comme les circassiens aiment à en produire de temps à autre. Sous l’espace circulaire du chapiteau, la piste, doublée d’une rampe qui court tout autour des gradins le long de la toile, dont on comprend très vite qu’elle va servir à l’interprète du personnage principal de ce spectacle, le Coyote, monté sur un vélo. Le prétexte est vite planté : Coyote, l’esprit céleste dont on apprend qu’il est mi chien mi loup, mi arbre mi discothèque, qui n’est réductible à rien d’autre mais se retrouve dans tout, est le dieu facétieux qui aime, justement, le foutoir. Et c’est l’amorce d’un spectacle à très, très haute dose d’adrénaline, au point que l’on se demande comment les interprètes tiennent encore debout à la fin. La musique, majoritairement enregistrée, ne fait pas dans la dentelle mais dans l’efficacité, dans des crescendos toujours renouvelés qui insufflent un rythme d’enfer aux tableaux qui se succèdent. Rien que la scène d’exposition, une ronde autour de la piste utilisant les portés acrobatiques, est comme une explosion au ralenti qui culmine dans un débauche délirante d’énergie et de mouvement au bout de dix bonnes minutes de montée. Tous les numéros ne sont pas égaux, mais il y en a de très beaux, notamment dus aux deux voltigeuses, impeccables. Le passage de Sara Desprez au trapèze ballant est un modèle de prise de risque en même temps que de prise en main du public, qui se laisse entraîner dans une communion de plus en plus intense avec l’artiste. S’ensuit l’unique prise de parole du spectacle, où la trapéziste, qui est aussi la metteuse en scène, s’interroge sur son rapport à l’audace, se demande si elle n’est pas retenue encore par la peur d’avoir peur… A partir de ce moment, l’intensité ne redescend plus jusqu’à la fin du spectacle, clôt par un superbe solo de danse qui vient remettre ce Foutoir céleste, qui avait décollé à des altitudes stratosphériques, en contact avec le sol. On aurait pu craindre que ce parti-pris de jouer la surenchère jusqu’au bout presque sans respiration ne lasse le public, mais ce dernier, subjugué, suivrait les artistes jusqu’à la Lune s’ils le demandaient. De cette cérémonie troublante, où les frôlements entre les interprètes sont suggestifs, où les regards disent l’attention voire la tendresse, on ressort comme d’une nuit d’amour réussie : étourdi, épuisé, euphorique, sans plus d’autre besoin que de s’asseoir sous la voûte céleste pour s’abîmer dans la contemplation du mouvement calme de l’univers.
« Je suis Tigre » du Groupe Noces, lui, s’attaque à une thématique ambitieuse, surtout quand on pense qu’il s’agit d’un spectacle jeune public, mais il le fait avec délicatesse et subtilité. Il y est question d’Hichem, un petit garçon qui ne parle pas, qui n’a pas de parents, qui a d’étranges cicatrices, qui manifestement vient de loin. Tout cela sera expliqué au public par une voix off qui arrive au bout de vingt bonnes minutes : jusque là, le spectacle n’est que dessin et mouvement, dessin en mouvement, mouvement qui se fait tableau. Deux danseurs-circassiens, un homme et une femme, apparaissent sur scène au début de la pièce. Ils explorent le plateau, ils gagnent non seulement en confiance vis-à-vis de leur environnement mais en intimité dans leurs rapports, qui se font proches, qui se font joueurs. Un écran de papier est tendu au lointain : ils y dessinent des figures naïves qui prendront sens à mesure du spectacle. A grands traits souples, ils font surgir portraits et paysages au fusain, noirs sur le fond blanc. A certains moments, un projecteur vidéo fait apparaître des animations en surimpression. Les deux interprètes ont une maîtrise assez sidérante de leur corps, entre danse et acrobatie. Ils laissent monter doucement l’intensité de leur jeu corporel, qui n’explose vraiment que dans la deuxième moitié du spectacle, quand on comprend que le personnage du petit garçon a fui la guerre, et que des dessins animés des bombes qui tombent du ciel sur son village sont projetées sur l’écran. Ce n’est pas un spectacle fait pour que le public reste passif : le quatrième mur finit par tomber, les interprètes interpellent le premier rang : “Et toi, qu’est-ce que tu aurais fait ?” Hichem, nous dit la voix off, s’est fait tigre. C’est une manière graduelle, intelligente, poétique d’amener de la matière à questionner : la vision des réfugiés, la guerre, la solitude, le racisme aussi. Les enfants qui assistent à la représentation y sont sensibles. Un spectacle fin, dynamique, harmonieux, qui ne prend pas ses spectateurs, malgré leur jeune âge, pour des créatures décérébrées.
« L’Empreinte » de la compagnie L’Attraction céleste quant à elle est une expérience intimiste, pour quelques dizaines de spectateurs installés dans un petit gradin circulaire, en plein air. Pas de prises de risque spectaculaire ici, sinon peut-être émotionnelles : on joue un peu d’accordéon et de clarinette, on met quelques mobiles en équilibre sur des perches, on tourne la manivelle d’une boîte à musique… le but n’est pas d’accomplir des prouesses virtuoses. Il faut dire que Servane et Antoine, le couple qui accueille les spectateurs un par un à l’entrée de l’espace, a passé l’âge de risquer de se casser le cou. Mais ils savent établir un contact, mettre leurs invités à l’aise, créer un lien qui, pour être fugace, n’en est pas moins fort. Un à un, les spectateurs confient leur prénom à Servane qui les guide vers leur place, échangent quelques mots, confient un tout petit bout d’eux. C’est là que tout se joue peut-être, car ce spectacle tient à un rien d’une grande fragilité, une empathie suscitée, un attachement aux personnages qui, pour sympathiques qu’ils sont, ne peut être tenu pour acquis d’emblée. Et puis la représentation commence, et elle s’étire, sans événements très notables, mais on se rend compte que quelque chose glisse, pour l’un des personnages. La mémoire. La conscience du présent. Imperceptiblement, Antoine perd ses repères. Avec tendresse, Servane s’inquiète, Servane le recadre, Servane l’accompagne. Le pari est gagné si et quand les spectateurs prennent le relais, s’occupent d’Antoine, continuent le spectacle coûte que coûte, prennent le destin du groupe en main. Ça peut être très beau. C’est profondément bouleversant pour certains membres du public en tous cas, qui y retrouvent sans doute un peu de leur vécu. C’est subtil, c’est fort, ça donne envie de croire en l’humain. C’est un théâtre alchimique, qui crée quelque chose, une communauté entre les artistes et les spectateurs, même si elle est éphémère.
« Ocho » enfin du Cirque Baraka est une proposition généreuse, un brin inachevée en l’état, avec de très beaux tableaux et quelques soli vraiment délectables, qui fait une très large place à la musique. A l’origine de la proposition, une envie de parler d’identité, et de la complexité de la situer dans un monde globalisé, multilingue, ouvert à tous vents. On a le sentiment qu’on nous propose comme piste l’acceptation du déracinement et de la complexité, justement : “Je suis un carnaval de personnalités”, entend-t-on à plusieurs moments du spectacle, des mots empruntés au poète argentin Oliverio Girondo. Accepter de regarder ailleurs, vers le corps, pour échapper à la barrière de la langue. Utiliser le cirque comme un vocabulaire universel. La musique, également, joue ici ce rôle, et pratiquement tous les interprètes se saisissent à un moment d’un instrument. Sous le chapiteau du Cirque Baraka, les numéros s’enchaînent, avec une belle énergie, et quelques réussites notables comme le très beau numéro de tissu aérien. Reste à éclaircir un peu les tableaux, l’envie de faire collectif conduisant à laisser trop d’artistes en piste, tout le temps : cela a la chaleur d’une place de village, mais cela fatigue et disperse l’attention, aussi. Fort sympathique, un brin poétique, c’est un beau spectacle qui faisait là ses premières, et qui trouvera certainement son équilibre au contact du public.