© Giulio Boato

Le Festival Trente Trente, pour sa 22e édition, a dû réduire la voilure (dix-sept spectacles au lieu de la trentaine des années précédentes) et, malgré les vents contraires et le désengagement des dieux de la Bourse qui désormais jettent un œil dédaigneux sur la culture et les arts vivants, cela n’a pas empêché Jean-Luc Terrade et toute son équipe de mener leur solide embarcation, devenue plus légère, à bon port et en beauté.

Trente Trente est un havre de paix au milieu de l’agitation bordelaise de ce mois de janvier. On s’y arrête en sachant que, même si l’on va être bousculé, ce sera pour le bien de tout notre être. Et l’on se réjouit de savoir que, chaque année, malgré les tempêtes et les déferlantes successives qui viennent frapper les murs de nos théâtres et de nos salles de spectacle, il est un refuge où l’on se propose d’élever l’âme, un lieu protecteur où l’on peut échapper à la cacophonie ambiante et spectaculaire. Alors que notre société exhibe au grand jour la déchirure que tout homme entretient non seulement avec lui-même mais aussi avec les autres et érige ce triste tableau en modèle de perfection, Trente Trente nous invite à nous arrêter un instant et à contempler la beauté, même lorsqu’elle est « crépusculaire ». Mais nous ne sommes jamais seuls durant cette traversée. A l’instar du réseau sonore et rampant de l’installation « Mycophonia » de la Compagnie sur Mesure, nous recréons, le temps d’un souffle un lien. Dans les salles, dans les halls des théâtres, sur le coin d’une table, au Glob Théâtre, au TNBA, aux Avants Postes, à l’Atelier des Marches, partout l’intelligence et la beauté se répandent, comme un réseau neuronal, à travers tous ceux – acteurs et spectateurs – qui ont accepté de s’arrêter pour un moment.

Si la performance visuelle occupe toujours une place à part dans ce festival, force est de constater qu’année après année, le son qu’il soit basse, vibration, voix, cri, dissonance ou harmonie envahit le plateau. Benjamin Kahn et Sati Veyrunes explorent ainsi, dans « Bless the sound that saved a witch like me », le déploiement du cri dans l’espace et les vibrations des basses sourdes confèrent à cette performance une force chtonienne qui nous ébranle jusqu’au plus profond des entrailles. Baptiste Cazaux, dans « Gimme a break !!! », montre comment, dans une sorte de duo performatif, le son que crachent les enceintes, déplacées et maltraitées, envahit peu à peu le corps jusqu’à la transe et l’épuisement. Même quand tout se tait, le corps semble encore traversé par d’infimes ondulations que le spectateur ne perçoit plus que par la vision de ce corps qui convulse. Même le chant des oiseaux ne lui laisse plus de répit… C’est aussi d’ondes et de vibrations dont il est question dans la performance-démonstration de la musicienne suisse Coralie Ehinger qui, en nous apprenant à dompter ce curieux instrument de l’ère soviétique, le Theremin, ancêtre du synthétiseur, dessine dans les airs une étrange chorégraphie des mains et du corps tout entier. Si l’on ferme les yeux un instant, on pourrait encore voir, par une sorte de magie sympathique et synesthésique, les mains dessiner dans les airs des sons qui flottent au bord de la disharmonie sans jamais chuter. Fascinant. Et tout se finit sur la voix de Jean-Luc Terrade, chef d’orchestre de ce festival, lisant le magnifique texte de Jean Genet, « Le Condamné à mort » tandis que dans la pénombre surgit l’ombre de ce qui n’est déjà plus un corps, brûlant et suant les poisons et que le danseur Sohrâb Chitan trace, dans des volutes de fumée, le contour d’un désir empêché. Et quand les lumières faiblissent et que tout disparaît, ne restent plus que cette voix et ce texte que nous n’avions jamais eu l’occasion d’entendre de manière aussi lumineuse.

Nous n’avons pas pu rendre compte de l’ensemble du festival et notre vision demeure partielle. Émettons cependant cette hypothèse pour finir : si le festival se fait plus sonore, plus vibrant ces dernières années, c’est peut-être pour se faire mieux entendre dans le tumulte de bêtise qui semble avoir saisi le monde. Peut-être parce que la Beauté et l’Amour se disent et s’entendent avant que de se voir. Et, en reprenant les mots de Genet dans « Le Condamné à mort », mots qui nous ont déjà inspiré le titre de cet article, il est certain, qu’avec Trente Trente, nous n’avons pas fini de nous parler d’amour.