Lyon explore l’essence des interdits

© Dominique Houcmant Goldo

© Dominique Houcmant Goldo

À l’heure où les budgets du spectacle vivant gèlent aussi vite que les eaux de Komsomolsk-sur-l’Amour en hiver, le festival Sens interdits se pose en défenseur des combattants de l’injustice. Ceux qui, sur des terrains difficiles (la Russie de Poutine, les vestiges du Chili de Pinochet, ou même encore l’Union européenne de Frontex), aident à la survie de ce qu’il reste à l’homme de dignité. Car pour Patrick Penot, ancien directeur des Célestins et créateur du festival, le constat est simple : « Le théâtre reste une arme politique. Nous avons eu la volonté de soutenir des initiatives fragiles, mal représentées, sans sectarisme et sans angélisme. » Ces voix alternatives ou dissidentes résonnent dans Lyon et sa métropole : près de 10 000 spectateurs, 15 spectacles de 14 pays, pour 42 représentations, et un fort relais associatif.

Le théâtre qui s’y joue, cosmopolite, pluriel, répond à ces « interdits » évoqués par le festival, qui agit comme un véritable pôle d’orientation (les connaisseurs du 3e épisode de la 2e saison de « Lost » sauront de quoi je parle). « Mémoires, identités, résistances » : un programme qui aurait pu être consensuel et passe-partout s’il n’était décliné ici avec l’économie de la nécessité. Les projets défendus sont inégaux en texture, en qualité et en résonance, mais tous partagent ce sens de l’urgence. C’est ici, et maintenant, que se joue l’avenir de l’humanité. Beauté du paradoxe : c’est au théâtre, royaume de l’apesanteur et de la médiateté, que survient le caractère immédiat et pondéreux de cette urgence. Car le vrai théâtre politique n’est pas tant un théâtre engagé qu’un théâtre qui engage.

C’est d’ailleurs tout le propos du texte envoûtant de Lancelot Hamelin (1), lu par les élèves du conservatoire de Lyon, qui s’articule autour de l’adverbe de son titre : le rapport à la vérité n’est jamais simple. Les œuvres de Tatiana Frolova (2), comme celle du Nimis Groupe (3), aussi antithétiques qu’elles puissent paraître, se rejoignent sur une représentation kaléidoscopique de la réalité, un enchevêtrement de séquences disparates et un usage intensif de la vidéo, devenue incontournable dans notre perception du réel.

D’un côté, la joyeuse bande liégeoise apporte son humour cru et oblique. Si la question des réfugiés et des migrants est un sable mouvant où l’on a vite fait de s’enliser sous le lieu commun et le pathos, les Belges s’en extraient (presque) totalement. La séquence introductive, avec sa voix off invitant le spectateur à quitter la salle en cas de problème de conscience, est à elle seule un monument de drôlerie. Le spectacle alterne, avec parfois quelques soucis de rythme propres à un travail en cours, le burlesque de la caricature et la rudesse du documentaire. L’ensemble, un peu foutraque, contient une telle énergie, une telle maîtrise de causticité et d’aptitude à l’autodérision qu’il emporte une adhésion franche.

À l’autre bout du spectre, l’abstraction désespérée des Russes allie pluie artificielle, stridulations et jeux d’ombres fantasmatiques (c’est un spectacle à ne pas voir un soir de déprime). Mais la surenchère de procédés formels ne confine pas au superflu. Elle fait écho à la détresse de cette Europe orientale étranglée par la misère psychique et sociale – et l’un des taux de suicide les plus élevés de la planète.

Qu’il s’agisse de sujets tabous, d’interdits ou de murs symboliques (la folie, l’enfermement, l’exil…), nous sommes conviés à regarder la noirceur à visage découvert. Ce théâtre peut-il éveiller les consciences ? On ne peut sans doute plus envisager le théâtre politique comme dans les années 1970, et on espère qu’il ne se contente pas de faire éclore des indignations stériles. Dans une vision d’un théâtre épique néobrechtien, il est plus que vital, aujourd’hui, de faire naître l’action du spectateur sur le réel, de soutenir une éthique citoyenne. Qu’il s’agisse de suicidés en Russie ou de sans-papiers en Belgique, le mot de Brecht s’applique, qui inverse la proposition tragique traditionnelle : « La douleur de cet être me bouleverse, parce qu’il y aurait tout de même une issue pour lui. » C’est à la recherche de cette issue que nous convie le festival Sens interdits.

(1) « Vraiment un homme à Sangatte », éditions Quartett, 2011.
(2) « Le Songe de Sonia », d’après « Le Songe d’un homme ridicule », de Dostoïevski, mise en scène de Tatiana Frolova. À Paris au Monfort Théâtre le 26 novembre 2015.
(3) « Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu », du Nimis Groupe. Création le 19 janvier 2016 au Théâtre national de Belgique.

Festival Sens interdits / 20-28 octobre 2015 – Lyon Métropole