mas-i-mas-festival

Jeudi 4 août 2016, 23h. Surplombé par le mirifique vitrail d’Antoni Rigalt i Blanch, le parterre de l’auditorium du Palau de la Música se lève pour applaudir Raphael Gualazzi. Lui qui se considère comme un amateur de jazz, plutôt que comme un joueur, fait partie des nombreux artistes de la programmation éclectique du festival Mas i Mas, qui fête cette année sa 14e édition.

Depuis 2003, Mas i Mas utilise le réseau de salles dont il est le propriétaire, auquel s’adjoignent quelques lieux phares de la scène musicale barcelonaise, pour concocter un peu plus d’un mois de concerts tous azimuts : techno exigeante au Moog, jazz contemporain au Jamboree, flamenco aux Tarentos, pop et classique au Centre culturel du Born… Plus de 200 spectacles, incluant quelques légendes vivantes comme Ellis Marsalis, Lee Konitz ou encore Manolo Sanlúcar. De quoi renforcer l’envie de circuler d’un genre musical à l’autre.

Gualazzi, chevaucheur de swing

Ainsi ce concert de Gualazzi, chanteur coqueluche des radios italiennes et des festivals de jazz, qui prépare la tournée de son prochain album « Love Life Peace ». Accompagné d’un trio de vieux routiers de scène et de studio (Luigi Faggi Grigioni à la trompette, Emah Otu à la basse et Gianluca Nanni à la batterie), il offre un joyeux moment de swing – en dépit d’une acoustique qui se prête plus à la musique de chambre et chorale qu’à un quartet de jazz amplifié, avec parfois un son englué. La force de Gualazzi, c’est de ne pas s’être laissé enfermer dans un genre, pas plus celui de crooner jazz que chanteur de variétés. Quitte à rester parfois sur le côté pop et superficiel, comme Jamie Cullum dans ses mauvais moments. Mais ce qu’il lui manque de profondeur et en texture vocale, il le compense en joie et qualités pianistiques (excellence de son stride – parfois un peu trop démonstratif) : une sorte de Dany Brillant mâtiné de Bud Powell.

Rapahel Gualazzi-4_0

(c) Oscar Sanz

Certes, on ne sait pas très bien où Gualazzi veut en venir : il balance entre standards New Orleans très bluesy, be bop à tendance hard, chanson italienne sans voix rauque, virtuose hommage instrumental à la musique de film de Nino Rota et son « Amarcord » fellinien, reprise un peu vaporeuse d’ « Imagine » de Lennon… Mais le plaisir qu’il véhicule est tellement sincère et communicatif, celui des racines du jazz, de Cab Calloway et des clubs de l’entre-deux-guerres, qu’il devient un agent propagateur de bonne humeur musicale.

Abercrombie, la force tranquille

Le surlendemain, direction Plaça Reial et le Jamboree pour le set du John Abercrombie Quartet. Le Jamboree, c’est un peu le Duc des Lombards de Barcelone : une programmation high end, à la pointe des nouvelles tendances du jazz, et une tendance à rentabiliser les créneaux du soir avec un set dédoublé par artiste (20h et 22h). Ici, pas de ventilateur poussif de vieux club de blues, mais une clim’ exagérée. Abercrombie, 71 balais, pourrait être pris pour l’antithèse du jeune premier Gualazzi, avec son jazz sophistiqué et un désintérêt affiché pour toute tentative de showmanship. Ce serait pourtant un raccourci un peu facile.

Car le talent du guitariste américain est de mêler avant-garde, standards et compositions planantes flirtant avec de la musique de chambre improvisée. En témoigne ce « You’ve changed » porté par les harmonies délicates de Marc Copland au piano. C’est que le quartet (manquent Drew Gress à la basse et Joey Baron à la batterie)  n’a plus rien à prouver. Avec une tête de vieux briscard texan atteint d’un calcul rénal, Abercrombie fait promener ses doigts noueux sur sa Soulezza Headless dont le son réverbéré (trop, au goût des aficionados du dry sound dont je fais partie) délivre des impros modales sans chichi et d’une suavité remarquable.

Métissage au cœur du groove

C’est dans ce même Jamboree qu’officie, le 26 août, Ramón Valle, pianiste et compositeur cubain qui vit désormais aux Pays-Bas. Avec son contrebassiste fétiche (Omar Rodrigues Calvo) et accompagné de Ernesto Simpson à la batterie, il présente son nouvel album « Take Off », synthèse réussie d’influences latines, jazz et classiques. Quelle que soit l’influence (Coltrane, Horace Silver…), chaque morceau déploie une énergie intense, un jeu percussif qui parvient à contourner tous les clichés pour donner une sensation d’extrême liberté : ainsi le titre « Levitando » – sorte de définition musicale de la philosophie de vie du pianiste -, ou encore cette reprise du « Hallelujah » de Leonard Cohen. Et, surtout, ressortent de ce set une humilité, une authenticité et un plaisir de jouer on ne peut plus rafraîchissants.

Zalon

DR

Si l’on regrettera de ne pas avoir eu le temps d’aller savourer les notes flamenco de Sanlúcar, on sera retourné une dernière fois au magique Palau pour un concert hommage à Amy Winehouse, par Zalon et le Gramophone All Stars Big Band. Ancien choriste de la chanteuse, il ne fait aucun doute que Zalon exploite le filon commercial posthume, mais son groove et son swag sont tellement enthousiasmants qu’on lui cède volontiers le droit de profiter un peu de l’image culte laissée par la Londonienne. Construit autour de reprises de « Back to Black », le répertoire dérive sur les terres soul et funk de Marvin Gaye à James Brown, avec une énergie qui enflamme la Sala de concerts.

Petit regret concernant le festival : si ses supports de communication sont efficaces, avec notamment un supplément de « La Vanguardia » présentant le programme, l’ensemble manque encore cruellement de visibilité eu égard à la qualité du line-up, sans doute par manque de budget. Par ailleurs, on aurait aimé la possibilité d’acheter un forfait plutôt que des places individuellement gérées par chacun des lieux. Crise oblige – ne parlons même pas de la concurrence de la plage, du shopping et des cañas en terrasse -, les jauges des différents lieux sont tristement loin d’être pleines, y compris la petite cave voûtée du Jamboree. On saluera donc d’autant plus la ténacité de Mas i Mas (et son sponsor San Miguel, comme quoi les flots de bière déversés l’été à Barcelone prennent ici tout leur sens) à maintenir une programmation éclectique et de qualité.


Festival de musique Mas i Mas, à Barcelone, du 25 juillet au 1er septembre 2016.
http://www.masimas.com/festival