"Que demande le peuple ?"

Réponse de Guy-Pierre Couleau

Sur la fin de sa vie, Stanislavski changeait de place tous les jours en répétition et devenait lui-même le quatrième mur. Quelques années plus tard, Brecht, refusant cette notion, faisait voler ce mur en éclats et inventait l’effet de distanciation, afin de rendre sa liberté émotionnelle au spectateur. Souvent je pense à cela : être « dans les murs » pour assister à la pièce. Écouter comme si l’on surprenait des personnes, dans une posture un peu illicite, avec la possibilité d’entendre un moment de leur vie privée. Treplev et Nina s’embrassent au début de « La Mouette », et ce baiser a lieu dans le jardin. Il n’y a pas de mur. Pourtant j’assiste à cet amour d’un instant, comme s’il m’était possible de voir ce que personne d’autre n’aura jamais vu. Alors que je me tiens assis dans la salle de spectacle, le quatrième mur n’est pas entre la scène et la salle. Il est toujours derrière moi. Au dehors, il y a le monde réel. Devant moi, il y a cette fiction qui ressemble à s’y méprendre à ce que je connais. Ça s’appelle le théâtre. La représentation, cette remise au présent, se construit ensemble, dans un même espace et dans un même temps, sans aucune barrière entre spectateurs et acteurs. Alors, étant donné le quatrième mur, il se passe quantité de choses derrière : à commencer par une multitude grouillante de sens et de bruits, de passions et de fureurs, une humanité avec tout ce qu’elle a d’innommable et d’insondable. Je franchis la porte du théâtre et j’entre dans un chaos qui m’inspire, m’horrifie et me fascine : je suis dans la rue, avec autour de moi les visages de ceux que je ne connais pas et puis le cercle de ceux que j’aime, qui sont mon univers.

Sur son île d’Aran, John Millington Synge écrivait ses pièces en regardant à travers une fente du plancher : il observait ce qui se passait dans la pièce du rez-de-chaussée, il écoutait les histoires que se racontaient les pêcheurs et en inventait une poésie universelle. Mon quatrième mur à moi, c’est le plafond de cette maison irlandaise battue par les vents. Et le point de vue sur la vie que m’offre Synge, c’est ce tout petit espace entre deux lattes de bois, cette mise en mots d’un monde inventé, qui procède autant du rêve que de la réalité. Je pense toujours à cela lorsque je mets en scène : un homme allongé dans un grenier, qui regarde les autres par un trou dans le plancher et en écrit un poème. Ce qu’il voit par cette fente appartient à l’imagination de chacun, et tout le théâtre du monde peut alors commencer.