© Nicolas Couturier

Se ruer pour sortir, afin d’éviter les atermoiements larmoyants, les nostalgies surjouées et les rétrospectives pétrifiantes, voilà le programme envisagé par Boris Charmatz pour achever sa résidence au Théâtre National de Bretagne à Rennes, ville qui aura vu émerger chez elle, entre autres, le revigorant Musée de la Danse.

Amateur d’archives, praticien iconoclaste de l’espace muséal, le chorégraphe ne pouvait pas mieux trouver en la personne de Patrick Boucheron et son Histoire mondiale de la France les moyens de signifier son départ, rameutant nombre de problématiques qui lui tiennent à cœur. Boucheron et Charmatz sont, au demeurant, deux chorèges qui dirigent des voix diverses et qui les établissent dans une architecture contemporaine, occupant la France comme un territoire nouveau.

A la tombée de la nuit, une quarantaine d’interprètes – parmi lesquels le performeur Yves- Noël Genod, le collectif (LA)HORDE, Fanny de Chaillé – étaient invités à s’emparer de tous les espaces du TNB pour livrer de concert, des escaliers aux loges, des annexes aux coulisses (c’est-à-dire depuis tous les lieux en marge, mais pas seulement), leur lecture singulière d’une œuvre doublement historique, chaque artiste ayant choisi un ou plusieurs chapitres de l’ouvrage. Libre qu’il était, le visiteur construisait sa visite au gré des rencontres. Mais ce visiteur était-il spectateur ou citoyen ? A lui de trancher. La Ruée met en exergue, en les faisant jaillir, les enjeux historiographiques de l’œuvre de Boucheron et par là-même ceux de Charmatz en nous présentant une tragédie en trois actes, volontairement insoumise aux règles classiques de l’Abbé d’Aubignac, et imparfaite pour briser la possibilité d’une norme.

Acte I : la lumière. Éclairé par Y. Godin, le TNB eut ce soir de novembre des allures de vaisseau fantôme, plongé dans une pénombre striée par les flashs intermittents des gyrophares. On pénètre dans le théâtre sous le couvert d’alarmes muettes, histoire d’aiguiser les sens et de verser dans l’incertitude du chemin à prendre. C’est là une première façon de voir les choses, l’autre est que cette lumière signale la décomposition d’un mythe français et dit l’entrée dans une histoire qui ne peut plus être limpide. Cette histoire refuse toute clairvoyance, manière là de cligner de l’œil en direction de Barthes et de sa définition du mythe ; ce mythe-là qui nous plonge dans « un monde étalé dans l’évidence », lequel « fonde une clarté heureuse [où] les choses ont l’air de signifier toutes seules ». Ce soir, le mythe s’effrite, l’histoire refuse la clarté et le discernement, qui relèvent d’un défaut de pensée. Nous est raconté en amorce qu’il n’y aura de visible que des faisceaux de savoir.

Acte II : le mouvement. Le manque de lumière entraîne de facto l’errance, la découverte des propositions au rythme d’un pas à pas. La déambulation recouvre alors une pratique historiographique mais aussi chorégraphique chère à Charmatz : le sujet se déplace en même temps que l’histoire se meut. En faisant le choix – contraint ? – de l’errance, le spectateur accepte la sortie du sentier battu, la rencontre hasardeuse avec les interprètes et par là même avec les dates et les événements. Les élèves du TNB susurraient en marchant des histoires à écouter en les suivant, et le voyage d’Etienne De Bonneuil s’écoutait au ras du sol impliquant un effort si le désir naissait d’en savoir plus, quand Arthur  Nauzyciel au même moment s’ébrouait dans les fondements du TNB, brisant (par mégarde ?) un néon. L’histoire se soulève et le visiteur se met d’accord avec le principe d’une histoire agitée, et parfois convulsive.

Acte III : le temps, dernier acte de cet arrangement chorégraphique. La lumière et le mouvement contribuent alors à la reconfiguration du temps, historique comme chorégraphique. Le temps historique se doit d’être compris comme un temps subjectif, la disponibilité du visiteur indique sa présence désirante dans l’histoire. Le tracé aléatoire de notre errance dessine une nouvelle frise chronologique, celle d’une histoire de la France singularisée par le mouvement et par la danse, hasardeuse et meuble.

Au sortir du TNB, le spectateur jugera avec le temps qui lui faut de l’expérience radicale qu’il vient de vivre. Quittant la pénombre pour rejoindre la nuit, il aura le temps de réfléchir à l’esthétique composite qu’il a arpentée, aux arcanes qu’il a visitées. La somme des gestes vus et des paroles entendus (pas encore à l’état de discours) lui reviendront alors aléatoirement, amas de poésie, de forces virulentes et d’angoisses. Reviendront la musique entêtante des pas, et peut-être aussi le discours de De Villepin du 14 février 2003 arrangé au vocodeur par Marlène Saldana, preuve que l’histoire pour le meilleur et le pire peut se déformer, que la parole diplomatique en majesté peut se transformer en grotesque karaoké. A l’heure d’une histoire qui renoue avec l’idée même de chaos, d’éclatement et de dissémination – au temps où de nouvelles formes de manifestation surgissent, La Ruée sonne particulièrement juste et l’on s’en réjouit.

La Ruée, TNB, 24 novembre 2018