Le “Stary Rynek” très (trop ?) coloré de Poznań

Pologne : contrée par-delà l’Ouest ? Depuis plus de 30 ans, une floquée de metteurs en scène et cinéastes francophiles et/ou franco-polonais (Kantor, Gombrowicz, Warlikowski, Kieślowski, Grotowski, Lupa…) ont pris l’intelligente habitude de dynamiter les a priori vétustes de notre imaginaire pollué d’atlantisme. Oui, la Pologne mène un combat sans fin contre son terrible héritage de sanglots – mais ! Combat tout à la fois kafkaïen et poïétique : à force de sueurs volontaires, la Pologne se modernise (patrimonialise, « culturalise ») et se solidifie. À l’occasion du centenaire de son indépendance, impressions sur trois lucarnes qui conjuguent l’héritage au futur : la capitale Varsovie et les moins connues Poznań et Łódź. 

Réaffecter l’héritage

Des vallées de briques rouges inondent d’abord le regard du visiteur — autant d’usines et de stigmates ouvriers coulent de la Vistule varsovienne à la Warta poznańienne. Łódź (dite « la ville aux cheminées », à deux heures de Varsovie) en est l’exemple le plus frappant : des 1200 usines de la région, il ne reste qu’un souvenir fantomatique d’affectation… 150 000 habitants de moins en 30 ans : le terme d’une déliquescence séculaire après l’ère dorée des grands industriels du textile (Izrael Poznański, Karol Scheibler…) ? Pas du tout. Surprenante Pologne : voilà que la ville engage 5 milliards d’euros pour restructurer la ville de fond en comble. S’agrègent à présent aux édifices du septième art — puisque Łódź doit une partie de sa renommée à sa prestigieuse École de Cinéma où l’on a pu croiser les élèves Polanski, Kieślowski et Wajda — moult réaffectations : par exemple la Cité des Arts et des Sciences « EC-1 »… Formidable résurrection et merveille d’architecture dans cette ancienne usine de textile ! Avec cet intérêt constant des Polonais de marquer dignement le souvenir : ainsi de la restauration des machines industrielles en extérieur et des lignes au sol parcourant la Grande Halle… Il faut garder en mémoire l’endroit exact des machines usinières. À quelques heures à l’ouest, le « Stary Browar » de Poznań exploite le procédé à l’extrême : les tapis roulants deviennent des passerelles, les roues proviennent des vélos des ouvriers, les abats-jours sont en ferraille industrielle… À vrai dire, le centre commercial rend tellement honneur à feu la brasserie qu’il habille l’architecture rougeâtre d’une annexe surréelle en métal rappelant la forme d’une canette. Baroque et post-indus se moulent dans le futurisme. 

Poznań et Łódź : les deux villes partagent des intérêts différents. La première mise plus sur le commerce et les traditions (l’inénarrable croissant Saint-Martin, ou 250 tonnes de sucre consommées tous les 11 novembre…) tandis que Łódź investit massivement dans la culture (festivals de photographie, de film documentaire, de musique)… Mais elles usent toutes deux d’un même enclin patrimonial, à coups d’aménagements urbanistiques (récupération de matériaux, réaffectation de bâtiments) et de (re)constructions. À tel point que les intérêts s’indifférencient parfois : la restructuration culturelle s’acoquine bien souvent d’une énergie capitaliste. La « Manufaktura » de Łódź (notamment financée par des Français) n’a rien à envier au « Stary Browar », son rival poznańien — si bien que le touriste explore avidement les détails de l’architecture au moins autant qu’il s’épand en shopping ! Il pourra même dormir dans d’anciens bâtiments ouvriers au luxueux Andel’s Hotel : les bâtiments eux-mêmes se libéralisent. Le coeur du touriste navigue entre la plastique naphtalinée du neuf – ses enseignes si mondialisantes – et l’histoire tenace qui dévale en souterrain. D’où un charme mi-désuet mi-génial entre le « Stary Rynek » (place principale) beaucoup trop bariolé de Poznań, reconstruit après la guerre, et la gare titanesque, mille fois trop grande, de Łódź où ne transite presque que le vide : le futur polonais cherche fougueusement sa destination. 

Monolithique gare de Łódź

Vivifier la mémoire 

Mais aucune libéralisation architecturale n’efface la sanglante topographie du pays ; terrible Pologne du XXe siècle, et avec elle une mémoire qui veut se conserver, se parler, s’éduquer et se transmettre au siècle suivant… L’histoire n’est-elle pas la clef de voûte fondamentale à la restructuration ? Le souvenir bat en-deçà des briques, il résiste à sa normalisation. Pléthore de musées célèbrent l’art polonais (le MS2 à Łódź ou l’imposant Musée National à Varsovie) ; d’autres narrent sa si délicate chronologie. Comment la transmettre à chaque génération ? Nombre d’entre eux ont décidé d’allier multimédia et pédagogie : par exemple le musée de la Porte de Poznań ouvert en 2014, qui aménage un parcours géolocalisé et surchargé de média à travers l’histoire de la ville. L’exemple le plus renversant concerne le musée Polin, dans le quartier de Muranow à Varsovie, qui retrace 1000 ans de l’histoire juive depuis l’arrivée du peuple en Pologne jusqu’aux temps récents. Sur les ruines de l’ancien ghetto polonais de la seconde Guerre Mondiale, s’élève ce gigantesque hall évoquant la traversée de la mer Rouge — ou comment allier avec une finesse toute poétique mythologie et réel, topographie et architecture… Polin est un musée de l’ouverture à tous les degrés — celui d’une pédagogie admirable (salles interactives, centre éducatif, centre de documentation…), celui d’une mémoire au futur que le visiteur varsovien ne doit rater en aucun cas. 

La force muséographique des récits atteint une rare pertinence dans le Musée de Katyń à Varsovie, ouvert en 2015 dans l’ancienne citadelle de la ville — là où étaient exécutés les patriotes polonais au XIXe siècle. Au regard du spectateur, une myriade de reliques des 25700 prisonniers assassinés à Katyń en 1940 par le NKVD de Staline. Pour plus de la moitié, des officiers et sous-officiers ; l’intelligentsia polonaise de l’époque. Le massacre a été si longtemps attribué à l’Allemagne nazie que la Russie ne reconnaît sa responsabilité qu’en 1990 (voir le film éponyme d’Andrzej Wajda à ce sujet). Le musée de Katyń immerge le visiteur comme dans un tombeau ; de pauvres pharaons dont on expose la mémoire trahie. La muséographie, quant à elle, fait rimer le visible avec le masqué : traces d’humidité et impacts qui floutent présentoirs, fluos rouges sang qui tachent le blanc mémoriel, vidéos discernables à travers une brèche de métal… Il faut faire l’effort de la vérité. Pièces centrales, des reliquaires resplendissant de sobriété : les morts existent par leurs objets, à l’intérieur de la matière. Chaque boîte ocre capture la trace bafouée d’une vie ; la broche du mort transperce le vivant. Chaque gourde, chaque bouton de veste est une nekuoia. Le parcours termine par une marche tout à la fois mortuaire — après la vision de certains des assassins de Katyń — et résurrectrice, puisqu’elle nous fait revenir au point de départ de la citadelle. Une image éprouvante de justesse, qui met puissamment en lumière le double désir de réaffectation et de conservation de l’héritage polonais. 

Reliques alvéolées du musée de Katyń