I/O n°66 [édito] : Clepsydre

Certains le mesurent à la taille de leurs enfants, d’autres à l’évolution du blanc dans leurs cheveux. Quel que soit l’outil choisi, le temps s’effile et s’échappe et ne se laisse pas si souvent observer. Il se trouve que pour quelques-uns, irréductibles amoureux de la prise de risque, le festival d’Avignon est un marqueur, pilier indétrônable dans cette course des jours et des saisons pourtant connue pour déraciner et envoyer valser même les géants les plus solidement ancrés. Ici pas de pieds d’argile mais le sable comme ciment. Nous y voilà donc à nouveau ; retrouver les mêmes têtes, radoter l’absence des anciennes, ne plus bien savoir quoi faire de la sienne. Car en ayant choisi ce rendez-vous comme point d’ancrage d’une vie, les attentes, celles qui savent si bien gâcher le plaisir simple du spectateur, sont au climax. Ce repère immuable de nos frises du temps intimes n’est pas simplement un festival de théâtre – le chant insistant des cigales et les terrasses où le monde se refait toutes les nuits trompent sur ce qui se trame réellement entre les remparts depuis 70 ans -, c’est une parenthèse curative qui adoucit, grâce au pouvoir des plateaux et des âmes qui les habitent, les déchirures des stigmates de l’année écoulée, et parvient parfois même à les sublimer. C’est pour soulager les morsures, regarder ses plaies et embrasser celles des autres que, malgré tout, nous sommes toujours assis, le cœur abîmé mais battant, prêts à recevoir notre shoot quotidien de beauté et de mots. Addicts, le manque nous rend nerveux, l’excitation exubérants, la douleur nostalgique et l’alcool chamallow mais l’importance existentielle de la réalité estivale de cette utopie transforme nos échecs les plus à vifs et nos peurs ridicules en expérience. Voilà comment nos âmes prennent de l’âge. Voilà pourquoi, même si la nourriture vient à manquer, c’est ici que nous vieillirons.