Le dernier paragraphe de la bible

Illustration de la Cie Le Parc à Thèmes (Jeanne Moynot & Anne-Sophie Turion)

Les « bibles », ou les programmes de salle : on les lit avant, pendant, après le spectacle, ou on ne les lit pas. Il faut au moins jeter son dévolu sur le dernier paragraphe, qui a la surprenante habitude de prémâcher ce que « ça raconte », ce que « ça questionne » et ce que « ça interroge » de tous côtés. « C’était écrit », souffle-t-on : que reste-t-il à l’artiste autant qu’au spectateur ?

Diabolique dernier paragraphe, qui bien souvent réfère à des sujets sensibles, difficiles, cruciaux… Comme si à chaque spectacle la société tremblait devant l’assaut de la pensée : aux abris ! Et gare à la ribambelle faramineuse des « remises en question » et autres « remises en cause ». Elle ne s’écroule pas pour autant, la société : faute de résoudre quelque chose, « ça » nous aura fait réfléchir. Voilà un vrai protocole, qui s’ourdit dans plusieurs arts : le cinéma en réchappe (a-t-on l’habitude de lire dans un pitch de cinq lignes, « le film interroge… » ?), l’art contemporain s’en est amouraché, le théâtre navigue dans un limbe mitoyen.

Au premier abord, le dernier paragraphe éclaire savamment le fond du spectacle : « Si vous ne comprenez pas, rassurez-vous ! Ça parle de ça. » Pourtant, le « C’est à n’y rien comprendre, je vais lire la bible » ne suffit pas. Car les lignes conclusives relèvent d’une plus grande ambition – celle d’un théâtre qui ferait partie de la société pour de bon, à force d’en être le miroir à paroles… La bible veut que la société parle tout entière en son sein et qu’elle s’y révèle : un art qui en dit tant du monde n’est-il pas un art social ? Il est évident que non : la bible qui répond par avance à des questions que pose le spectacle immobilise son potentiel émancipatoire. Panem et circenses : la bible, c’est également la même nourriture distribuée pour chacun ; elle uniformise plutôt qu’elle n’unit. Et c’est encore supposer que le spectacle cherche à poser des questions, car elle égalise la génétique en même temps que la réception : chaque metteur en scène devrait se poser des questions sur un sujet social quand il commence à travailler.

Rien ne sert cependant de s’attaquer à du papier, car la bible est un symptôme du bout de chaîne, un morceau de ce qui a existé avant elle : rendez-vous et dossiers durant lesquels l’artiste lui-même s’exerce à « questionner » et à « interroger ». Or, poser des questions, c’est toujours une manière d’orienter les réponses – l’habitude socratique dont l’Occident est pétri. Où sont donc ceux qui ne (se) demandent rien, voire ceux qui ne parlent pas d’un sujet ? Je me souviens d’une bible hallucinante au Festival d’Avignon 2016 pour « 6 a.m. How to Disappear Completely », du Blitztheatregroup, une fiction dystopique à la « Stalker », qui s’achève par : « Comment pourraient se forger de nouvelles convictions ? Comment peut-on (se) transformer ? » Le tout agrémenté d’un « à une époque où » plutôt malvenu dans un temps science-fictionnel. Ici, la bible sombre dans les deux problèmes avec condescendance, en attendant du spectateur qu’il « atteigne » ces questions… Est-ce parce que l’artiste n’est pas maître de sa bible ? Le paratexte est exclu de la diégèse ; de sorte que celui qui ne questionne rien devient malgré lui « particulièrement sensible à… », ou « interrogé par… ». En fin de compte, le dernier paragraphe a un temps d’avance sur la réception : il sait ce que vous allez penser, et si vous n’y aviez pas pensé, eh bien, maintenant vous y pensez… Ainsi que sur la génétique, lorsqu’un spectacle devient l’appendice de sa bible, s’expliquant lui-même en train d’expliquer : c’est un peu ce qui fut reproché à la programmation 2019 du Festival d’Avignon (Badea, Poésy, voire Jatahy).

Si la bible est le résultat d’un processus d’égalisation culturelle dans lequel les artistes obéissent à des démarches « questionnantes », l’on pourrait se demander s’ils ne mériteraient pas de la rédiger eux-mêmes (c’est en partie le cas des bibles en forme d’entretien), voire de l’élaborer comme un objet d’art intégré à leur dramaturgie. Il n’y a pas de mal à subvertir un symptôme, cependant l’infrastructure lui survivra aisément : le système transforme les artistes en acteurs sociaux plus vite que son ombre. Autrement dit, il n’y a pas de bataille du paratexte – du moins pas sur le terrain du paratexte, l’artiste s’y perdrait. Celui-ci est plus apte sur son propre terrain : il fait des spectacles, ces spectacles peuvent mettre en crise les bibles. Un spectacle peut désactiver le dernier paragraphe, montrer qu’il se fiche des sujets auxquels il est subordonné : il est la faille qui contrecarre le discours que l’on veut tenir sur lui. Bref, l’assaut contre le paratexte est surtout sur le plateau.

Qu’est-ce donc alors qu’une œuvre qui anticipe le paratexte qui l’avait anticipé ? Tout cela sonne très « Minority Report », pour qui réfléchit à un spectacle qui désarme ceux qui cherchent à l’éclairer trop vite, laissant peut-être les vrais exégètes en faire des livres (qui sont tout le contraire d’une bible). Chacun aura son panthéon de spécialistes : au débotté, Castellucci, Bob Wilson et le Radeau, ou la Flamande Miet Warlop, qui présentait deux spectacles à Actoral en octobre. Une autre pièce dudit festival à Marseille entre peut-être dans cette catégorie : « Belles plantes », de Jeanne Moynot et Anne-Sophie Turion. Soutenu par le programme « New Settings », le spectacle fait le pari d’explorer la métaphore de la vieillesse à travers le monde des plantes. « Ce qui fane » donc : le propos est relativement identifié par la bible. Sauf que le spectateur reste dans l’expectative, puisque le parallèle est inabouti. Les deux performeuses, racontant des anecdotes au milieu des plantes, n’illuminent jamais l’explication pourtant savamment préparée : en restant à cheval sur sa parabole, le duo d’artistes maintient une tension thématique aussi forte que l’attention du spectateur, fluctuant entre recherche herméneutique et rêveries mentales. En somme, on ne sait pas sur quel pied danser… Est-ce une erreur de la bible ou du spectacle ? Il semble que « Belles plantes » soit un succès parce qu’il induit le spectateur dans un temps végétal, qui gèle peu à peu les habitudes du regard : en travaillant par-delà le questionnement, il propose une dramaturgie totalement en accord avec son sujet. En définitive, c’est encore le spectacle qui compte : la lutte se livre en live avec le paratexte. Conscient de l’environnement culturel, il désactive tout ce qui cherche à le diminuer autour de lui et s’échappe en funambule… Rien n’est plus jouissif, finalement, que les spectacles insaisissables.