Festival d’Avignon : au commencement était Vilar

© Agnès Varda – Ciné-Tamaris

La Cité des Papes a été ébranlée et le Festival d’Avignon, pour la seconde fois de son histoire, a été annulé. Olivier Py, Paul Rondin et le conseil d’administration ont décidé malgré tout de continuer à faire vivre le territoire – devenu année après année terre de théâtre – notamment en poursuivant diverses actions et en programmant, en guise de clin d’œil aux fondateurs du festival, une « Semaine d’art dramatique » à l’automne 2020. L’occasion pour nous de revenir sur la naissance du Festival d’Avignon.

Nous sommes à l’été 1946. Les intermittences de son cœur ont obligé Christian Zervos, ami des peintres et historien de l’art, à partir se reposer dans le Vaucluse, chez son ami le poète et résistant René Char, du côté de l’Isle-sur-Sorgue à quelques encablures d’Avignon. La petite Venise Comtadine vit au rythme de ses canaux. Le soleil y « chante les heures sur le sage cadran des eaux » tandis que la cité, bombardée par les Alliés en 1944, panse les blessures de la Seconde Guerre mondiale. Le bruissement des cigales se mêle au doux et paisible clapotis de l’eau à peine remuée par les roues à aube qui parsèment le canal principal. On pourrait rester là durant des heures sous les platanes centenaires. À quelques pas du centre du bourg, nous apercevons Zervos et Char à la terrasse de l’hôtel Béchard où le poète a ses habitudes. On a convié Jean Vilar. À l’ombre du vieux tamaris, les trois amis discutent, un verre à la main. Christian Zervos, tombé amoureux de la région, aimerait y faire vivre l’art qu’il apprécie, celui qui ne se met plus en peine « pour faire vivre des idées depuis longtemps déchues », celui qui va vers son risque et qui propose avec audace des choses que l’opinion traditionnelle ne saurait admettre. Les deux amis jettent leur dévolu sur la cité épiscopale. Zervos y présentera, dans la Chapelle Clémentine, des œuvres de Picasso, de Matisse, de Chagall ou de Giacometti. Si ces œuvres, résolument audacieuses et présentées dans un cadre atypique et provincial, viennent bousculer les habitudes du milieu artistique, on aimerait aussi ébranler les certitudes de la citadelle théâtrale parisienne en faisant résonner les voix et exulter les corps entre les murs du Palais. Alors on a pensé à Vilar. Ce dernier, qui a triomphé avec Léon Gischia, un an auparavant au Théâtre du Vieux Colombier avec son « Meurtre dans la Cathédrale » de T.S. Eliot, rêve justement de faire vivre le théâtre ailleurs, de le faire « respirer ». Il pourrait ainsi représenter sa pièce, un soir, dans le Palais des Papes qui l’avait tant fasciné lors d’un court séjour à l’âge de huit ans. Jean Vilar pâlit, pose son verre. Trop compliqué. Il n’a plus les droits de la pièce, il faudrait reprendre les répétitions, etc. Zervos esquisse un sourire. Char baisse la tête en souriant lui aussi. On en restera là en cet été 1946.

Changement de décor. Appartement d’Yvonne et de Christian Zervos au 40, rue du Bac, à Paris, au fond d’une petite cour sombre. Ils vivent dans ce vieil appartement seigneurial après avoir fui, quelques années auparavant, l’immeuble froid du boulevard du Montparnasse. Au mur, on aperçoit des esquisses de Fernand Léger ou de Picasso. Yvonne est assise dans un fauteuil et lit. Le feu crépite dans le poêle. Christian discute avec Jean Vilar, debout près du feu. Il a les yeux fixés, comme hypnotisé, sur une œuvre de Calder, étrange objet métallique coloré, accroché au plafond au-dessus du poêle et qui, sous l’effet des effluves de la chaleur, ne se cesse de se mouvoir. « Et pourquoi, au lieu de rejouer « Meurtre dans la Cathédrale », ne proposerait-on pas trois œuvres inédites en plein air en même temps que votre exposition d’art moderne ? », s’exclame Vilar. Le Festival d’Avignon était né.

En avril 1947, Vilar se rend à Avignon pour inspecter les lieux, notamment la Cour du Palais. Il choisit de jouer par rapport à tel mur et non par rapport à tel des trois autres, fait des plans de la scène et des lieux d’accueil du public. Ce sera le 7e régiment du Génie, basé à la caserne d’Hautpoul à Avignon, qui se chargera d’exécuter les plans dressés par le metteur en scène. En plein soleil, les comédiens et militaires partagent le pastis tandis que les coups de marteaux se font entendre et que des madriers et des rails de chemin de fer sont installés pour créer ce qui deviendra le plateau.

Lors de la semaine du 4 au 10 septembre 1947, baptisée pour l’occasion « Semaine d’art dramatique », alors que le couple Zervos expose encore leurs œuvres modernes à la Grande Chapelle, les vers de Shakespeare (« Richard II ») retentissent dans la Cour d’Honneur tandis que « La Terrasse de midi » de Maurice Clavel et « L’Histoire de Tobie et de Sara » de Paul Claudel sont jouées sur la place du Palais et dans le Verger Urbain V. Dès l’année suivante, la Semaine d’art dramatique reprend ses quartiers à Avignon, mais au mois de juillet.

C’est du hasard d’une rencontre – celle de Zervos, de Char et de Vilar – qu’est né le Festival d’Avignon. C’est la fatalité de la Nature qui a obligé Olivier Py et son équipe à annuler la 74e édition de ce même Festival pour le faire renaître sous une autre forme à l’automne 2020. Le vide que laisse cette manifestation à la fin du mois de juillet, lorsque les théâtres ferment, que les scènes sont démontées, que les corps se relâchent et que les esprits s’apaisent n’a rien de comparable à celui que laisse un festival qui disparaît. Avignon a connu le pire ; il se prépare, nous en sommes certain, au meilleur. Comme aimait le répéter Vilar, Avignon n’est pas protégé. C’est d’une incertitude perpétuellement renouvelée qu’Avignon vit. Nous soutiendrons donc sans hésitation ceux qui continueront à cultiver avec envie, passion et courage cette fragilité de la vie artistique qui lui donne tout son sens.