Pour un théâtre viral

DR / “Persona”, Ingmar Bergman

Deux mois de confinement s’achèvent, désastreux pour le milieu artistique, et peut-être encore plus pour le théâtre — art vivant par excellence. D’un bilan en forme de brûlot, quelques modestes prospectives pour un théâtre viral, inactuel et transmédia ; un théâtre en temps de catastrophe.

Le théâtre disparu

En mai dernier sortait « Contre le théâtre politique », qui mettait ses pieds pamphlétaires dans le plat de l’institution et de la production mêlées, s’énervant avec raison contre le civisme dramaturgique, la médiation lénifiante, la démagogie des petits théâtrocrates — bref, l’ère savamment aménagée et entretenue par la (dé)politique culturelle. Elle aura enfanté ses soldats, surface subversive et privés d’âme, naphtalinés dans l’oeuf, chiens de garde et de Navarre ; au front adverse, Olivier Neveux arrangeait  un rang de créateurs solides : entre autres, Milo Rau, Adeline Rosenstein, le Collectif Marthe, Maguy Marin. De brillants artistes, il va sans dire, tous brillamment insérés dans l’institution.

Un an après, deux mois de confinement ont tué le théâtre. Partout ailleurs, l’art a survécu : on n’a jamais regardé autant de films, on continue à écouter de la musique, certains composent, on danse, même seuls, on photographie les rues désertes, on lit de gros livres, on apprend à peindre… Jamais la production et la réception ne sont conjointement bouchées : l’une ou l’autre redouble de force pour quelque temps, et l’édifice artistique tient. Le théâtre seul n’existe plus : eh ! — on le répète en groupe, on le joue devant des groupes : groupes il n’y a plus, le théâtre prend l’eau par tous côtés… Mais avec panache : les artistes continuent de défendre l’art de « l’ici et maintenant » et des salles de spectacle coûte que coûte, ce sont des papistes pour qui le théâtre n’est pas compatible avec le virus : l’art vivant n’existe plus pour un temps, tant pis. Eux qui s’adressent aux groupes, jamais à la masse, s’il faut qu’ils meurent pour leurs convictions séculaires, ils couleront avec le navire : alea jacta est, ils espèrent revenir auréolés au plus vite. Autrement dit, le théâtre n’est pas mort à cause du virus ; les artistes l’ont suicidé.

Pendant ces deux mois, l’esprit « créatif » — pas celui des créateurs, que leur radicalité honore, mais le nouvel esprit du temps — celui des start-uppers qui ne disent pas leur nom, celui qui, depuis des années, parasite et brocante l’institution, remplaçant l’art par de la médiation culturelle au vu et su de tous en comptant sur la bonne servitude du public, a obtenu une marge de manœuvre qu’aucun jeune cadre dynamique n’aurait jamais espéré obtenir. Je cite quelques splendides exactions arty : des consultations poétiques où l’on délivre des « remèdes » et des « prescriptions » (à quand les suppositoires) mêlant les grands poètes à la pop culture ; des audiotours simili-méditatifs pour classe moyenne désœuvrée ; des lectures en veux-tu en voilà (qui les écoute ?) dont les jingles feraient pâlir Laurence Boccolini ; même des dessins participatifs et des recommandations cuisine : enrobez-le tout dans une palanquée d’hashtags à peine plus croustillants que ceux du Ministère de la Culture, on ne fait pas meilleure dystopie souriante.

© Alice Laloy, Pinocchio

La masse et la messe

Si l’on y regarde de plus près, le confinement n’a fait qu’accélérer le lissage et l’affadissement artistique à l’oeuvre dans le spectacle vivant. Retour il y a quelques mois : à mesure que les créateurs troquaient leur idéal pour un énième « appel à projets » — d’abord la bouffe, ensuite la morale, dit justement Brecht —, les spectacles étaient déjà devenus de plus en plus démocratiques et politiques (les prête-noms de fade et consensuel), la crise était devenue la reine des brochures, les spectacles qui parlaient à tout le monde (donc ceux qui n’offensent personne) étaient déjà la nouvelle mode, les sujets, les thèmes, les questionnements sur tout et n’importe quoi pullulaient, les metteurs en scène étaient devenus trendy, la vidéo et les dispositifs virtuels avaient envahi la scène… Autant de tentatives pour trouver de nouveaux publics, pour plaire au plus grand nombre : le théâtre d’avant le confinement était devenu un art de la multitude — un art multiculturel, multimédia. Chacun s’y retrouvait, personne ne s’y retrouvait ensemble : les spectacles parlaient à une masse éclatée, découpée, disciplinée ; à des portions de masse, à des « publics spécifiques » ; à des « dividus », pour reprendre Deleuze. Rien d’étonnant donc que lorsque la crise est advenue pour de vrai, du théâtre — lui qui avait tellement parlé, qui avait tellement voulu éveiller les consciences et les imaginaires, lui, le grand émancipateur, le multi-tout — il ne survive pas grand-chose, sinon quelques souvenirs (untel vous raconte son meilleur moment de théâtre, untel vous fait visiter les coulisses comme si on y était) dissous dans le musée de la charité culturelle… Bref le virus fait apparaître le théâtre tel qu’il est, désossé de ses parures, sans déguisement : depuis quelque temps, le créatif l’emporte sur la création.

En somme, le virus aura certifié que ces derniers temps, plus le théâtre se croyait politique, moins il l’était ; moins il s’était préparé au temps contemporain de la crise ; plus il a eu peur quand elle lui est tombée dessus ; plus il a été docile quand on lui a demandé de s’arrêter, et plus il le sera quand il faudra repartir « comme avant ». Cependant, si l’on se saisit du virus pour ce qu’il est : une temporalité, et non un épiphénomène, un symptôme du monde contemporain et non un hasard biologique, le compagnon du désastre environnemental et non un complot global ; si l’on entend que l’état de confinement accélère la crise sociale, politique et existentielle qui abîme nos corps et nos esprits depuis des années : isolement, distance sociale, méfiance et sociopathies accrues, délaissement des plus démunis, éclatement de la masse en « dividus », prolifération du développement personnel et mythe du « retour à soi », virtualisation extrême ; si l’on pense que la pandémie arrange une certaine société de contrôle qui ne rêve que de muter au rythme du virus (Foucault ne parle-t-il pas du confinement comme exemple parfait du modèle disciplinaire ?) ; en somme, si l’on pense que le virus dit quelque chose du monde, et surtout qu’il est un bubon du futur qui se trame (autre virus, autre catastrophe écologique, et l’état de peur latente qui vient avec), comment réagira le monde fatigué du théâtre ? La plupart des artistes, sans doute, va choisir l’« hic et nunc » traditionnel, elle va sanctifier le groupe, quitte à se sacrifier la plupart de l’année. D’autres, séduits par l’esprit créatif, sous couvert de démocratie, vont choisir la foule, la survie à tout prix, quitte à saper l’art théâtral jusqu’à en sucer le lait infertile ; quitte à rajeunir des poussières ; quitte à vivre dans « Ubik ». Pour le dire comme Benjamin, les uns vont choisir le régime du culte (hermétique, élitaire, sacré), les autres vont continuer de préférer l’exposition (globale, vide, vénale) : les uns, la messe, les autres, la masse.

Extension du domaine de l’ici et maintenant

Dans cette veine, je me laisse aller au jeu hasardeux de la prédiction. Deux domaines donc, enchâssés l’un à l’autre par le sort du temps, qui se haïront crescendo : d’un côté, l’art coûte que coûte (agonisant, oligarchique, inadapté à la crise) et de l’autre, l’action culturelle (grouillante, pseudo-démocratique, mais beaucoup plus adéquate). D’un côté les Anciens qui ne voudront pas changer, par peur de l’industrie culturelle et de la corruption : on dira d’autant plus d’un grand spectacle qu’on en était, on prendra plaisir à dire qu’il ne sera jamais repris ; on méprisera toujours les captations ; même la vidéo sur scène continuera d’être en live, de sorte qu’elle ne pourra jamais circuler ; bref, on louera les salles obscures jusqu’à l’obscurantisme. De l’autre, les Modernes qui tourneront de plus en plus à vide à force de parler à tout un chacun : on sera animateur socio-culturel, assistant social, parfois acteur ; on fera des ateliers, des cours, des interventions, des blagues et des galipettes, de temps en temps des spectacles ; bref, on oubliera de faire de l’art. La scène, mal à l’aise dans ces contradictions, deviendra une pataugeoire intellectuelle : on divertira le public, mais pas trop ; on privilégiera les classiques, mais dans des mises en scènes transgressives ; on préférera les spectacles multimédia, mais qui ne coûtent pas trop chers ; finalement, on invitera tout le monde à la grand messe, mais on la dira en latin.

Pendant ce temps, grâce à Internet, à des conseils d’amis ou d’inconnus, au bouche-à-oreille (une expression qui devient précieuse), les autres arts continueront de survivre : la production tiendra difficilement, mais elle tiendra, à l’échelle des luttes. Quant à la réception, pas grand-chose ne changera : les livres circuleront autrement, les films, parfois, deviendront des phénomènes sociaux, on s’enverra de la musique, on l’écoutera seuls ou en petits groupes, certains danseront sur les balcons. Si l’art résistera, c’est parce que la plupart des oeuvres, par essence, peuvent encore et toujours contaminer une société, elles peuvent se propager dangereusement ; elles peuvent devenir virales. En temps de crise, l’art est un virus contre le virus ; c’est pourquoi le nouveau théâtre, celui qui sera profondément inactuel, donc celui qui sera paré à la catastrophe actuelle, celui qui estimera que le virus a suffisamment ébranlé ses fondements pour qu’il veuille renouveler ses formes ; bref, le théâtre pour le futur, qui transformera les réflexions et les rapports, doit trouver le moyen d’être viral. Thomas Jolly, nouveau directeur du Quai d’Angers, a ouvert la brèche, moins quand il veut mettre en scène un spectacle à l’improviste que lorsqu’il évoque des formes spécifiques pour contrer le virus : faire théâtre dans le no man’s land social, jouer devant les EHPAD, valoriser les petites jauges et le local, penser la VR… À son habitude, le metteur en scène invoque Vilar, défendant le service (entendre le salut) public : il parle d’une saison « corona-compatible », d’une institution « alternative » ; son théâtre mute pour cohabiter avec le temps contemporain.

Mais le théâtre ne peut pas être à la fois une oeuvre de salut et un remède dans le mal : c’est pourquoi le vilarisme doit muter en viralisme ; c’est pourquoi la saison du Quai ne doit pas être corona-compatible mais coronesque ; c’est pourquoi Thomas Jolly doit être remplacé par son doppëlganger. Le metteur en scène accorde le virus avec le présent ; or c’est du présent – le fameux « hic et nunc » – qu’il faut faire un virus. Pour ce faire, le théâtre qui veut aller par-delà la multitude, par-delà l’illusion du consensus, par-delà le service public de Vilar, le théâtre du devenir-viral ne doit-il pas transpercer la distance liturgique entre les domaines créateur et créatif ? Plus précisément, il doit peut-être annexer le domaine créatif au domaine créateur ; il doit transformer le régime culturel en régime artistique — de sorte qu’en lieu et place d’un coup de téléphone médical, d’une lecture prescriptive, d’un calligramme désuet, le spectateur isolé, reclus, soit contacté par des oeuvres d’art, préparées, puissantes, sérielles, transmédia, invasives, dans lesquelles le spectacle et les alentours du spectacle (communication, médiation, diffusion) forment chacun un temps de l’oeuvre.

DR / “Holy Motors”, Leos Carax

Si le théâtre viral ne supprime pas la salle mais qu’il l’englobe dans une oeuvre plus vaste ; s’il n’est pas multimédia mais qu’il circule entre plusieurs médias (vidéo, téléphonique, postal, physique…) et plusieurs espaces (lieux publics, lieux résidentiels, salles de spectacle…) ; s’il se déroule sur un temps virtuellement illimité (des minutes, des heures, des semaines, des mois) ; s’il n’attend pas que le public lui parvienne mais qu’il est un art de hackers, d’interventionnistes, de cibleurs, d’agitateurs ; si, enfin, il se propage et contamine la vie elle-même (apparitions et visions crescendo, invasion progressive des personnages, dévoilement morcelé de l’oeuvre), alors l’art de la scène élargie deviendra, pour de vrai, le virus contre le virus — il deviendra une extension du domaine de l’ « ici et maintenant ».

J’en reviens à « Contre le théâtre politique » (ouvrage essentiel), qui choisit à juste titre de défendre les artistes qui combattent les créatifs : ce sont parmi les rares créateurs politiques. Pourtant, il fait (volontairement, ironiquement) l’impasse des économies parallèles, de la deuxième décentralisation, des appels à créer des lieux autonomes, des théâtralités alternatives, des ZAG, pour reprendre le terme d’Alain Damasio. Finalement, le confinement a englouti le théâtre, et la plupart des créateurs avec lui. C’est pourquoi, au fond, il n’y a pas seulement des nouveaux artistes à défendre, mais surtout un nouveau théâtre ; celui du monde d’après, qui est déjà celui d’aujourd’hui. Certains artistes commencent à l’aménager, tant mieux : il n’est rien de tel qu’un moment galiléen, pendant qu’encore les étoiles sont descendues sur la Terre, pour inventer un présent qui résistera à l’assaut du temps futur.