Fragments d’un discours critique sur la critique

Le Cru et le Cuit (par Marie Sorbier)
Dans le jargon de journaliste, on dit « couvrir » un spectacle, or, l’exercice critique, qui se situe aussi loin du journalisme que de la littérature, ne souhaite pas seulement rendre compte ni même découvrir une œuvre scénique mais bien la couvrir le plus subjectivement possible de son propre langage. Mettre des mots sur ceux des autres, confronter ses images à celles proposées par les metteurs en scène, s’exposer. Envisager la critique comme un acte intime est une question d’équilibre avec le geste de l’artiste. Epinal voit le critique comme un planqué derrière son stylo, fuyant le débat pour s’exprimer royalement seul dans ses pages, mais en « écrivant sur », on écrit aussi « avec » ou « tout contre », comme dirait Guitry. Dans un art intrinsèquement éphémère, la critique théâtrale est une trace de l’expérience et donc devient un élément essentiel de l’écosystème d’un spectacle. La prescription importe peu, les susceptibilités du moment pas plus, mais la tentative de révéler une partie du mystère, de décrire à qui veut la rudesse, la verdeur ou le primitif (le cru), ou bien le sophistiqué, le dépassé ou l’académique (le cuit), paraît plus que jamais enthousiasmante pour l’esprit. Une réalité augmentée.

La critique interlope (par Pierre Lesquelen)
Le célèbre critique culinaire Anton Ego – grande asperge blafarde du « Ratatouille » de Pixar – disait dans un ultime mea culpa combien la critique négative était « plaisante à écrire et à lire ». En projetant sur la façade de la cour d’honneur plusieurs extraits délectables de sa revue de presse abominable, Angélica Liddell fait autant son miel de la mauvaise critique qu’elle ne la vomit ; elle lui réattribue son petit pouvoir et l’enterre d’un même geste six pieds sous terre – la terre papale de l’art. Car la haine de la performeuse n’a ici rien d’égotique : elle est métaphysique. La critique rime pour elle avec une chute, au sens génésiaque, de l’œuvre. L’art poudroie, la critique foudroie ; l’art fomente, la critique commente. Il existerait pourtant une critique moins facile et moins seconde, une critique qui accompagnerait et chercherait avec l’œuvre plutôt qu’elle ne la regarderait avec distance, tranquillité et surplomb. Une critique qui, comme l’écrivait Daniel Payot dans « Retours d’échos », ne déplacerait plus les œuvres pour leur « faire leur affaire » dans une autre « officine » mais qui, dans une écriture tâtonnante et inconnaissante, chercherait à « constater » les « transformations » profondes que l’œuvre a produites sur elle. Mort à la critique salope, vie à la critique interlope.

L’arthritique est aisé mais l’arrêt difficile (par Mathias Daval)
En dénonçant à peu de frais la plus aisée des cibles (qui pour défendre les critiques ?), Angélica Liddell force nolens volens le renversement dialectique de la maxime populaire : l’art, dans son happening avignonnais, est ici aisé, et sa critique impossible : débrouillez-vous avec ça, semble-t-elle nous dire, non sans une certaine perversité. On se débrouille. Car la critique participe de l’œuvre, on pourrait même dire qu’il y a consubstantialité de la parole sur l’œuvre et de l’œuvre elle-même : de même qu’une histoire d’amour est d’abord une histoire, une œuvre d’art est d’abord le récit qu’on en fait. Dans « Antkind », le premier roman du génial scénariste Charlie Kaufman, l’antihéros cinéphile déclare qu’il lui faut sept visionnages d’un film avant d’en écrire la critique : un premier pour l’émotion immédiate ; un second pour construire son jugement critique psychologisant et sémiotique ; un troisième pour recontextualiser les scènes dans l’histoire du cinéma ; un quatrième, le film défilant à l’envers, pour se défaire de la linéarité narrative ; un cinquième opéré la tête en bas pour percevoir l’effet de la gravitation sur les sens ; un sixième, normal, pour cimenter son jugement ; et, enfin, un dernier qui consiste à ne pas voir le film. Tentation, parfois légitime, de certains critiques de théâtre de sauter directement à la dernière étape.

« Le malaise fondamental qui semble exister depuis toujours entre le théâtre et la critique est cependant d’un autre ordre à mon avis. Il tient du malaise qui a toujours existé entre le théâtre et le texte, entre l’activité théâtrale et l’écriture. Le théâtre, fasciné par le texte, se dérobe toujours au texte ; il en a peur. Et le texte veut fixer le théâtre, rêve de le faire et ne le peut pas. L’état de malaise est consubstantiel au rapport, pas seulement marchand ou fonctionnel, mais ontologique du théâtre et de la critique. (…) Si les gens de théâtre accordent une si grande importance à la critique, et au-delà de son importance publicitaire ou institutionnelle, c’est qu’ils ont l’impression que ce qui va rester d’eux les trahit. » (Bernard Dort, revue « Jeu », 1986)