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Sur scène, soit on crie pour se faire entendre, soit on surarticule pour bien prononcer toutes les syllabes, souvent on cherche à produire de l’intensité (plus vite, plus haut, plus fort) : on fabrique une émotion avec ses effets de voix.
« Moi aussi, je saurais jouer comme lui (Hamlet.) Si j’avais vu un spectre, j’aurais fait la même tête et me serais comporté de la même façon (…) Même si je ne suis jamais allée dans un théâtre à Londres, je l’ai souvent vu faire à la campagne, le roi est le meilleur acteur, il prononce bien clairement tous les mots, il parle plus fort que l’autre, tout le monde comprend tout de suite que c’est un acteur. » C’est ce que dit Partridge en sortant du théâtre quand il compare le jeu du roi et celui d’Hamlet, interprété par Garrick, l’acteur anglais du XVIIIe siècle. L’anecdote est racontée dans « L’Histoire de Tom Jones, enfant trouvé », le roman d’Henry Fielding, qui aurait inspiré le « Candide » de Voltaire. Les spectateurs admirent les acteurs qui font les acteurs, la prononciation bien claire du roi, ou la transformation physique de Robert de Niro.
Pour jouer dans un amphithéâtre antique, il fallait être techniquement capable de déclamer la tragédie apprise par cœur. Le talent ne se mesurait pas à la beauté du visage (caché par un masque) mais à la puissance de la voix. Quand le parterre se manifestait bruyamment dans le Globe de Shakespeare, il fallait aussi savoir se faire entendre au milieu du bordel. A la différence de l’acteur admiré par Partridge, parce qu’il prononce bien clairement les mots, Talma connut un grand succès pendant la révolution française, car il tirait ses personnages vers la prose. « Lekain continuait la tradition d’une gestuelle noble qui détachait le personnage du monde, le rejetait dans cette région inaccessible et sacrée de l’art tragique ou comique : Talma, qui a été enraciné profondément dans la vie politique de son époque, sait qu’il fera mieux entendre et atteindra directement un public (…) s’il accentue la simplicité de ses personnages en tirant la poésie vers le prosaïsme… » écrit Jean Duvignaud.
« Tous les grands acteurs sont des femmes » écrit Valère Novarina. Dans un jardin, imaginé par Gwénaël Morin, pour honorer la langue magnifique de Miguel de Cervantès (le texte de « Don Quichotte » a été photocopié sur des parpaings à cour), Marie-Noëlle Genod nous montre qu’elle maîtrise le vieil art de la déclamation comme personne. Drôle, légère, fantasque, rapide, décontractée, inventive, posée, joyeuse, effacée, savante, enfantine, elle sait tout faire avec sa voix. Plus personne ne sait parler ainsi sur les scènes contemporaines. Les acteurs de Régy ralentissaient pour laisser raisonner les sons-syllabes, Macaigne demande à ses acteurs de hurler pour créer un effet de réalité, Pommerat leur suggère de murmurer dans les micros HF pour enlever le vieux théâtre poussiéreux de ses desseins naturalistes, la diction de Marie-Noëlle est parfaite.
Comment se faire entendre sans crier ses intentions, ses effets de voix, son égo ? Comment offrir aux oreilles des spectateurs cette merveilleuse émotion du dire (le théâtre) sans forcer, sans poser, sans peser ? Marie-Noëlle ne force jamais, c’est sa beauté fragile et c’est aussi ce qui nous touche dans un monde où tout le monde braille sans arrêt. La langue de Cervantès est savante, complexe, sublime. « Pas de souci » comme disent les jeunes aujourd’hui, elle la dépose en nous comme un cadeau de noël pour les enfants. Dans un monde rimbaldien, Marie-Noëlle est verlainienne: « De la musique avant toute chose / Et pour cela préfère l’impair / Plus vague et plus soluble dans l’air / Sans rien sur lui qui pèse ou qui pose. Dans les mille et une voix de Marie-Noëlle (je pense que c’est la voix de la mère du petit Jésus), rien ne vient peser ou poser. C’est la grâce des innocents dont parle Kleist dans les pages fulgurantes qu’il écrivit les acteurs, la grâce des animaux ou des analphabètes. Comme il est bon de l’écouter dans un jardin : elle est sérieuse comme les enfants et légère comme une bulle.