I/O n°94 : Absence

En mai 1872, Fantin-Latour présente au Salon son « Coin de table », qui, à défaut des Baudelaire, Banville et Hugo qu’il avait en tête à l’origine, deviendra culte par la présence conjointe de Rimbaud et de Verlaine. Plus fascinante encore que cet hapax pictural est l’absence du poète rabat-joie Albert Mérat, dont la défection à la séance de pose (« C’est Rimbaud ou moi ! ») sera escamotée par l’ajout espiègle, en ultime recours, d’un pot de fleurs flanquant la droite du tableau. On a raison de dire que l’histoire du regard est d’abord l’histoire de ce qu’il ne voit pas : la réalité fragmentée que propose le peintre, de la même façon que le photographe par son cadrage ou le metteur en scène par l’enceinte du plateau, est une injonction déguisée à la traverser et à en ignorer les limites apparentes. Le vide du hors-champ, chacun le remplit par sa propre exégèse, qu’elle soit angoissée ou heureuse, et il n’y a qu’un pas dès lors vers la mystique rédemptrice. Celle de Heidegger lorsqu’il prétend que la seule possibilité qui nous reste dans la pensée et la poésie, c’est la disponibilité pour la manifestation de Dieu ou pour son absence dans la catastrophe. Que nous sombrions face au Dieu absent. « Between the idea / And the reality / Between the motion / And the act / Falls the shadow » : c’est à l’exploration de cette ombre interstitielle qu’invitent les vers de T. S. Eliot et, tout aussi bien, les pages de I/O. À la recherche du temps perdu – et d’Albert Mérat, qu’y trouve certainement.