DR

Après « Palermo Palermo » (1989), présenté à l’Opéra de Lille en mars 2022, le Tanztheater Wuppertal, aujourd’hui dirigé par le chorégraphe français Boris Charmatz, est de retour avec « Nelken » (Oeillets), pièce phare du répertoire de Pina Bausch (1982).

Quelle fut la réaction des spectateurs qui découvrirent au début des années 1980 le sol recouvert d’oeillets, les hommes en robes de femmes, les deux microphones à vue, les anecdotes personnelles des interprètes, ou cette façon d’ironiser avec le public sur son désir de voir un ballet ? Nul ne le saura jamais. Ainsi va la mémoire du théâtre. On peut éventuellement retrouver une critique ou demander à des amis d’une autre génération, mais qu’importe, en réalité. Depuis la disparition en 2009 de Pina Bausch, la compagnie Wuppertal continue de danser ses chorégraphies. Ceux qui les avaient dansé sont nommés directeurs de répétition pour que la troupe travaille à partir de la mémoire des corps, des indications laissées par l’artiste ou des nombreuses vidéos. C’est ainsi une deuxième (ou énième) chance de découvrir les créations d’antan. On retrouve à l’Opéra de Lille ce qui est considéré comme la grammaire de Pina Bausch : l’invention de gestes purs et nécessaires, des images scénographiques inoubliables (les chaises de « Café Müller » ou la terre du « Sacre du Printemps »), la répétition de paroles, gestes ou mouvements en boucles, l’avènement de la parole dans l’acte chorégraphique, les adresses directes au public, un désir éperdu d’amour de chaque geste, qui touche au fond de l’âme, comme les plus grands monologues de théâtre.

42 ans après sa création, « Nelken » parle également à notre mémoire. Le spectateur retrouve ce qu’il a pu voir sur scène. Il ne s’agit pas de dire que Pina fut volée-dérobée, mais qu’elle a inventée, dès les années 1980, tout ce que nos yeux admireront pendant les décennies qui séparent les créations de leurs reprises. Chaque spectateur aura ses propres souvenirs : les scénographies de Jan Fabre, le jeu des danseurs devenu la non-danse de Jérôme Bel, la mélancolie collective des troupes de Marthaler, les bergers allemands de Castellucci, les cascades du nouveau cirque, les anecdotes personnelles des interprètes (Christophe Honoré…), de la musique tissée comme les compositions du théâtre du Radeau. Il est ainsi passionnant de mesurer de visu tout ce que les successeurs de Pina doivent à sa danse théâtre et c’est l’autre plaisir de « Nelken » en dehors de la beauté du spectacle : voir (ou revoir) l’un des chefs d’œuvre de Pina Bausch pour compter tout ce qui fut digéré, transformé ou abîmé, avec les années, comme ces beaux œillets roses, mauves et violets, piétinés par les quinze danseurs. Sur la scène fleurie, on chute, on saute, on court, on essaie de s’aimer avant de se prendre les pieds dans le grand tapis de fleurs. Comme disaient Pina et Peter Pabst : « C’est aussi très beau que les fleurs se dégradent, qu’elles soient piétinées. » Les fleurs sont comme la danse de Pina, elles renaissent ici ou là et c’est très bien ainsi.