C’était en octobre 2017. Dans les pages de la presse américaine, Jodi Kantor, Ronan Farrow et Megan Twohey dévoilaient au monde les crimes supposés d’Harvey Weinstein. Un an, donc : le temps qu’il a fallu à Angélica Liddell pour monter cette adaptation de « La lettre écarlate » qui résonne comme une réaction aux mouvements féministes engendrés par l’affaire.
Bien entendu, le spectacle n’accepte pour autant pas de s’ancrer dans les eaux sordides de l’actualité des faits, et jamais les noms ne sont prononcés. Certainement que la matière du réel n’est pas assez noble. Angélica Liddell emprunte alors les détours tordus de la littérature américaine pour venir sur le plateau nous déverser son propos, mais lequel ?
C’est ici l’énigme, que le snobisme iconique et littéraire de l’artiste ne nous permettra pas de résoudre. Incarnant l’Hester du texte de Nathaniel Hawthorne, victime romanesque par excellence d’un puritanisme américain loin d’être mort depuis, la performeuse espagnole semble nous montrer avec beaucoup de circonlocutions ce que l’on dit si bien accoudé au bar : « Je baise avec qui je veux. » Et qui pour la contredire ? Personne, bien sûr. Reste qu’Hester n’est pas la seule figure appelée ici, et qu’à celle-ci répond une autre, fille d’Avihaïl, cousine de Mardochée et représentante du peuple juif appelée sur terre pour empêcher sa destruction. C’est ici que les problèmes commencent. S’imposant sur le plateau comme la descendante de cette figure traversée par la foi et symbole d’une volonté tenace, elle fait de la noble résolution du personnage biblique une posture qui la mène à nous asséner des réalités qui sont siennes et que les hurlements ne rapprochent jamais d’une vérité que nous souhaiterions partagée. C’est ici d’autant plus problématique que le rattachement à la littérature d’Hawthorne s’avère n’être qu’un détour qui permet à Angélica Liddell de s’éloigner bien vite de la problématique de l’auteur pour la retourner à son avantage, jusqu’à faire des femmes victimes les bourreaux de leur propre discours. Pour arriver où ? A l’égalisation de tout et au relativisme du reste, qui existe depuis bien longtemps contrairement à ce qu’elle pense, et qui ressemble furieusement à l’adaptation sous nos couettes du discours économique de l’autrice libertarienne de « La source vive ». Autrement dit et pour faire simple : arrêtons d’emmerder ces pauvres types qui ne font que de profiter des plaisirs du monde, et clouons le bec à ces hystériques qui les empêchent. Une version arty du discours poivrot de Jean-François Kahn sur Europe 1, qui faisait du viol ce que l’élégance de son langage appelait « troussage de domestique ». Un peu court, alors que l’artiste nous dévoile sur scène l’objet de sa démarche : « Se livrer à ce qui n’est connu que des morts. »
Mais s’attarder sur le discours n’est peut-être pas la bonne méthode. Comme elle le dit elle-même, Angélica Liddell souhaite nous amener à la recherche de « nouvelles haines », et il serait bien dommage d’y parvenir par la petite lorgnette du discours imposé si l’on considère sa démarche comme un geste théâtral. Alors que résonnent encore dans nos yeux les images de certaines de ses pièces, qui dix ans plus tard s’imposent toujours parmi les plus beaux gestes de théâtre du siècle nouveau, « The Scarlet Letter » déçoit aussi par sa forme. Ici, l’amoureuse des images et des mots se laisse aller à l’imagerie et au bruit pour faire s’enchaîner sur le plateau des séquences dont le souffre aurait perdu l’odeur quand elle s’agenouille pour prendre dans sa bouche le sexe d’un de ses huit partenaires de jeu. A cet instant, la performeuse qui nous avait habitué à abattre toutes les lignes qui séparent le plateau de sa vie en ramenant son geste aux origines d’une performance qui se voulait réelle se met à faire quelque chose d’impensable : voila qu’elle joue. Pour la première fois, Angélica Liddell est actrice et le costume de l’outrance feinte ne lui va pas. C’est bien dommage tant celui de la rage au cœur semblait avoir été taillé à même la courbe de ses hanches, à l’image de ces robes qu’Yves Saint-Laurent coupait sur le corps de ses mannequins. D’autant plus dommage qu’elle s’ancre ici ouvertement dans les pas de la tradition philosophique foucaldienne, laquelle refusait noir sur blanc ces « discours qui sont des éléments de stratégie », et nous appelait humblement à « entendre le grondement de la bataille. »
Le spectacle sera présenté au Théâtre de La Colline du 10 au 26 janvier 2019.