Chronique d’une représentation du monde

Promesse Factory - Je suis Femme, je suis l'Humanité

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DR

Faire théâtre, c’est faire œuvre de représentation du monde. J’ai toujours été fasciné par cette question de la représentation. Depuis un an que j’écris pour I/O Gazette j’essaie toujours d’orienter mon regard dans cette direction, pour transmettre aux lecteurs qui n’ont pas assisté au spectacle ce qui “s’est joué” cette fois-là, plutôt que de donner une appréciation. Et je suis particulièrement curieux des formes qui abordent la représentation de manière moins frontale, en allant au delà du drame.

C’est pourquoi je suis retourné à Bonlieu – Scène Nationale d’Annecy (dont le festival Déambules cet été m’avait laissé un excellent souvenir) pour découvrir Promesse Factory, proposé par la Compagnie Les Inachevés et dirigé par Moïse Touré. Ce projet sous-titré “Art, territoire et création” s’articule sur deux saisons, entre rencontres, ateliers réguliers et temps de résidence. Grâce à des associations locales, 50 femmes de l’agglomération d’Annecy ont été rassemblées pour participer à l’ensemble du projet. Le groupe compte 25 nationalités différentes, ce qui en terme de représentation du monde est plutôt honorable et les participantes, pour la plupart, n’ont pas l’habitude de fréquenter le théâtre. Que s’agit-il de représenter alors, pour ces personnes qui ne sont pas familières de ce jeu ? Élaborer un drame social qui ferait l’inventaire de la diversité du territoire ? Surtout pas. Ce serait faire de leur nature un usage intéressé qui les enfermerait à jamais dans une vignette. Or ce qui importe dans le théâtre, c’est l’écart, le pas de côté, le faire “comme si on était” qui est si naturel aux enfants dans leurs jeux et qu’un acteur passe sa vie à tenter de retrouver. Non, c’est un dispositif bien plus intelligent qui leur est proposé, bien plus fondamental car il traverse toutes les cultures théâtrales, du Nô japonais aux spectres shakespeariens : celui de se mettre à la place du disparu pour lui donner une présence et lui rendre la parole. Ici, les 237 jeunes filles enlevées par la secte Boko Haram au Nigeria.

Pour la première étape du projet, Moïse Touré est d’abord allé à la rencontre des participantes dans leur environnement quotidien, avec son équipe composée notamment des photographes Saïda Essafiry et Joao Luz Bulcao et du dramaturge Jacques Prunair. A la suite d’un long entretien, c’est pour chacune une photographie, image d’elle-même, qui est composée ensemble. Un portrait associé à un objet ou un lieu. Première mise en cadre. Cette représentation (photographique ici) permet à la personne d’exister, d’être libre, à l’abri d’un contour. De ce rapprochement des regards, le leur et celui de l’artiste, naît l’émotion qui permet de faire corps commun à nouveau. La culture est cet objet transitionnel qui nous permet de nous reconnecter à notre condition d’Homme. Doudou pour grandes personnes dont l’odeur nous rappelle celle de notre mère Humanité. Grâce à elle nous trouvons la paix suffisante pour accepter la violence du réel et continuer à grandir pendant notre sommeil. La transformation des hommes et du monde par le rituel artistique, cette éternelle gageure du théâtre, c’est avec la pratique et pas uniquement par la perception que la Compagnie Les Inachevés l’envisage, et ce depuis toujours. Il n’y a pas que les mots et les images, les humains sont aussi et surtout une matière que l’on doit travailler. Et Moïse Touré se revendique comme un artisan de l’existence.

Mais 50 femmes, ça n’est pas suffisant pour raconter la dette universelle, le trou fait dans la toile du monde, le tribut que nous avons payé à la barbarie en perdant ces 237 lycéennes. Il manque 187 autres visages, et il faut aussi les représenter. C’est là que la scène nationale joue son rôle le plus décisif. En appelant les femmes du territoire à participer, à venir être prise en photo, à prêter leur image pour donner un visage, une réalité à ces filles, c’est toute une population qui essaie de dépasser la froideur d’un chiffre par le biais de la représentation. Le portrait de chacune est juxtaposé à celui des 50 femmes qui participent à l’entièreté du projet Promesse Factory. Des textes écrits par des auteurs de différents pays (France, Canada, Côte d’Ivoire…) la plupart francophones, se glissent entre eux, comme une mise en légende poétique de ces visages.

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Avec “Je suis femme, je suis l’humanité”, c’est une dramaturgie ambitieuse qui nous est proposée comme point d’orgues de cette première rencontre. Celle du diaporama où l’enchaînement pendant presque une heure des 237 photographies, des cartons de textes et des fonds noirs peut sembler aride au premier abord. Mais peu à peu, et notamment grâce au travail sonore (prises de son, ambiances, musiques…) qui dessine le relief de ce voyage, ce dispositif s’avère être tout aussi déroutant que réconfortant. Grâce à ce mouvement continu d’aller-retour entre la violence du sort des lycéennes et la solidarité dont font preuve celles qui se mettent à leur place, entre les mots et les images, notre perception s’aiguise et nous pouvons enfin entrer vraiment en empathie avec les disparues. Comme si cette représentation servait de code pour déchiffrer une langue inconnue ou de télescope pour percevoir une lumière que notre œil nu ne pourrait entrevoir.

Après le spectacle, dans le hall au milieu d’une foule venue de tous les horizons (ce qui en passant tranche avec le genre de foule qu’on croise habituellement à la sortie des spectacles) je vais à la rencontre des femmes qui ont prêté leur image. Pourquoi avoir accepter de faire ce geste ? “Parce qu’il faut bien faire quelque chose. Ici en France, ça va. On est relativement tranquille. Mais là-bas, parce qu’elles voulaient s’émanciper, on les a fauchées, alors je veux que mon image soit solidaire d’elles. Je suis convaincue que ça aurait pu être moi. J’ai prêté mon visage pour pouvoir me confronter au réel au delà des informations. Parce qu’avant j’étais concernée, indignée, mais ça ne me suffit pas et aujourd’hui je peux dire que je me sens plus proche de ces femmes, que j’ai une relation presque intime avec elles”. Ainsi viennent les réponses. “Et maintenant j’ai aussi une relation avec celles qui ont participé”, me dit encore cette dame en trinquant avec sa nouvelle amie. Puis elle lui demande : “Au fait, je connais ton visage, mais comment tu t’appelles ?”

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J’interroge aussi l’équipe de Bonlieu sur leur volonté de réaliser un tel projet. “C’est le même positionnement que pour Déambules, me dit Salvador Garcia, le directeur. Proposer une belle programmation, ça on sait faire. Alors comment amener les gens à regarder au delà, à sentir que ce lieu est vraiment le leur, qu’il “s’adresse” à eux ? Il faut mettre les mêmes moyens que pour une production de spectacle pour cela. Sinon on n’est pas à la hauteur. Et nous, ça nous déplace aussi,” poursuit-il. “Quand il faut rencontrer la Préfecture pour éviter l’expulsion d’une participante au projet, ça remet le théâtre au cœur des enjeux sociaux quotidiens et concrets. Cette maison doit rester active dans l’amélioration de la vie de la Cité.” La forme à laquelle je viens d’assister me rappelle les mots du Groupov à propos de leur spectacle “Rwanda 94” : tentative de réparation symbolique envers les morts à l’usage des vivants. “Oui, c’est quelque chose comme ça”, me dit Moïse Touré. “C’est un théâtre travaillé par le vivant qu’il faut proposer. Une forme de création sur un territoire dont les habitants peuvent se sentir citoyens-acteurs.”

Après ce premier événement, ce sont les ateliers qui vont commencer. Je compte bien voir d’autres restitutions et, pour I/O Gazette et ses lecteurs, suivre et transmettre l’évolution de ce beau projet qui repousse les limites de la représentation. Ici, à égalité avec les propositions des artistes professionnels, des hommes et des femmes inventent une autre façon de “faire théâtre”, de se mettre à la place de. Et c’est peut-être cela, aujourd’hui, la vraie gageure qui œuvre pour la transformation du monde.