Assez du monde

La Recherche

© Christine Monlezun

Yves-Noël Genod agite aux Bouffes des fantômes proustiens qui peuplent curieusement le vide des murs. Il agrège, à la manière un peu grossière d’un pot-bouille, des bribes de « La Recherche ». Sa voix se tient sans cesse au bord de l’endormissement, indolente, avalant les phrases proustiennes dans un chuchotement sacrilège. Et il y a, dans ce rétrécissement et cette négligence d’une œuvre divine, un scandale qui révoque toute valeur d’invitation à la découvrir, ou tout plaisir de redécouverte. Mais Genod affiche d’entrée une promesse, qui n’est pas de nous restituer quoi que ce soit d’une extase de lecture. Il assure seulement qu’il ne nous volera pas notre temps ; et on le sent bien qui passe, en effet.

Genod propose plutôt une expérience proustienne, celle du décodage, de la psycho-physiologie qui « fait signe ». Ses récitations sont brouillées par une série de syndromes indéchiffrables. Le comédien est parcouru de maniérismes improbables, poussé à des déplacements superflus, autant de symptômes équivoques qui sont autant d’énigmes un peu idiotes, « vierge et inconnaissable ». La première représentation était même, pour ainsi dire, enrichie de « péripéties sonores » : malaise, cris de fans intempestifs, va-et-vient continuels, bruit de verre s’écrasant au sol… il faut dire que la scène des Bouffes rend toujours le public dangereusement présent. On voudrait le rappeler au respect mais, finalement, c’est mieux pour l’intrigue : chez Genod tout conspire, tout participe d’une même confusion qui peut convertir une succession d’infortunes en stratégie d’épuisement. La mise en scène n’en est que plus opérante. Par des fumées, des bruits et le clignotement de lumières incessamment jetées dans tous les coins « comme par l’effet de quelque pédale optique » épileptique, elle défie les nerfs. Mais elle donne aussi à la représentation son intérêt irrésistible, son air mélangé, à demi paresseux et à demi hystérique.

Les extraits de Genod sont des répliques, des sédiments de sa propre mémoire de lecteur, ses impressions fuyantes, altérées par le temps. Il joue toute une déprime de l’abandon et un engourdissement des sens qui rappellent que le temps est une lente extinction de soi, un combustible qui dérobe les ravissements les plus sûrs, déshérite des souvenirs, ou ne les rend que diminués. Cette déprime est parfois rompue, quand la voix de Genod porte, révèle ses qualités de conteur, son intelligence de la phrase, son humour, et fissure d’une sonorité riante l’abattement général. Mais cela ne dure pas assez. Il lui faudrait donc beaucoup de nuits, il est vrai, « peut-être cent, peut-être mille ». La pièce est comme l’aveu que toutes ces nuits auront découragé Genod, par avance. Si bien que très élégant dans sa soie rouge et sa fourrure, perché sur des talons argentés, il parade en héritier dépossédé, las de l’insuffisance des choses, qui semble dire « assez du monde », alors qu’il en voulait plus.