Chairs de papier

White dog

© Vincent Muteau

Difficile de croire qu’un animal puisse être raciste. C’est pourtant le point de départ de « White Dog », saisi par la prose de Romain Gary alors en quête d’un nouveau souffle créateur. Jean Seberg et lui recueillent un chien abandonné, maigre, dégoûtant mais affectueux, qui adopte pourtant un comportement systématiquement violent contre les peaux de couleur noire. L’Amérique vient de perdre Martin Luther King et dans ce monde qui peint l’histoire à la couleur du sang, de la violence et des remords, l’écrivain s’accroche à cette image incongrue, « basculement du familier ». Un « chien blanc », un chien raciste : Gary refuse d’y croire. À défaut de vouloir changer les hommes comme s’y emploie sa jeune femme, l’auteur cinquantenaire dirige sa crise existentielle dans le reconditionnement de Batka. Tordre à nouveau le bâton déformé pour prouver que le conditionnement possède un remède.

C’est sur ce renversement que Les Anges au Plafond composent leur œuvre collective ; à la fois perçu comme mouvement de bascule narratif et fondement esthétique. Dans cette quête improbable de (re)dressage, Gary et Jean font face aux affres d’une société divisée aussi bien qu’à leurs propres limites. Leurs certitudes se confondent avec les doutes de leur époque et de leur vie : engagement politique pour l’une, création pour l’autre. Les deux personnages se répondent parfaitement. Présentés sur un pied d’égalité, la narration s’enrichit considérablement. Pour donner corps à cette histoire aux allures de fable, la compagnie dévoile un univers bien à eux. Fils, feuilles volantes, bâtons élancés, multiplication des supports de projection d’ombres et de textes ; et, surtout, de somptueuses marionnettes. La magie des artistes se trouve nouée autour de ces chairs de papier magnifiques auxquelles est insufflée la vie.

Le matériau n’est jamais un prétexte. Bien au contraire, ces masques vivants et leur monde délicat, ingénieusement pensés par Camille Trouvé, gagnent rapidement un statut autonome, dans les mains mêmes de Brice Berthoud et Tadié Tuené. Quelle étrange force de voir ces marionnettes nous parler, de leur propre voix, charriant avec elles les inquiétudes d’un passé pas si lointain qui nous frappe de plein fouet. Quand de purs êtres de scène se mettent à rêver des choses les plus folles – comme transformer la nature même d’un chien – le narrateur lui-même doute et nous emporte avec lui. Cet univers fragile, qui contraste avec les thèmes abordés, transporte d’autant mieux la furie d’une société à la dérive, en dénonçant l’absurdité des hommes et les bribes poétiques qui arrivent encore à s’en dégager : à travers la transparence du papier, la pulsion de la lumière et un rythme entraînant.

Un monde de fable parfaitement réussi, donc, qui s’anime sous des mains expertes et sur le fil d’une partition musicale grandiose. L’homme à-tout-faire Arnaud Biscay fait virevolter le tempo au rythme de sa batterie et pétrit avec art l’ensemble de la texture sonore de la pièce – création originale d’Antoine Garry et Emmanuel Trouvé. Celle-ci fonctionnerait presque comme un origami de papier et de musique, se déployant progressivement pour saisir le spectateur en quête de sens – frémissements sensoriels et questionnements humains. L’œuvre, déjà adaptée au cinéma, trouve sur scène une dimension nouvelle. « White dog » est un condensé d’énergies : celle du souffle de la narration, celle du mouvement de ses marionnettes et celle de la musique, dont le battement incessant tient ensemble toute la scène pendant presque deux heures.